Acte de Dieu

L e titre original Atto di Dio fait référence à un terme juridique dont l'équivalent en français est "force majeure", soit "un événement exceptionnel, imprévisible, irrésistible et extérieur auquel nous ne pouvons faire face". Sa traduction littérale, Acte de dieu, lui confère une portée symbolique particulière. L'homme ne peut que subir, simple pion sur un échiquier beaucoup plus grand que lui.

Quelle est donc cette manifestation qui donne son titre à cette bande dessinée ? Il s'agit du tremblement de terre qui secoua les Appenins au cours de l'année 2016. Le but de Giacomo Nanni n'est pas de le relater selon les ressorts narratifs habituels. Il opte pour un récit choral, multipliant les intervenants, chacun s'exprimant selon sa propre sensibilité. Rien de bien nouveau, me direz-vous. Et pourtant le résultat se révèle profondément original et désarçonnant.

Le livre s'ouvre sur quelques cases muettes : un chevreuil, une route chargée de voitures... Puis vient la première phrase : "Aujourd'hui, je suis sorti du petit bois et j'ai traversé tout de suite la route parce qu'il y avait des voitures, elles sont belles, mais ils disent qu'il ne faudrait pas. Ils disent que je suis un chevreuil."

La première des voix qui accompagnent le lecteur est donc cet animal qui a élu domicile trop près des humains, à proximité d'un centre commercial. Les autres protagonistes sont, entre autres, une carabine, l'essaim sismique qui fera trembler la Terre. Certains récitatifs empruntent volontairement le ton froid, désincarné et répétitif de la littérature scientifique. Quant aux humains, ils apparaissent comme de simple ombres dépourvues de traits. Ils ne jouent aucun rôle de narrateur. Ils n'échangent entre eux que de pauvres dialogues, plats et insipides. Leurs silhouettes parfois entièrement noires, tranchent violemment dans le décor, comme s'ils en étaient étrangers. Leur présence paraît presque exacerbée et pourtant, il semble qu'un rien suffirait à les effacer.

Le propos est clair. Cette histoire se situe au-delà de la mesure de l'Homme. Elle traite du monde au sens large et des péripéties qui s'y déroule. Chacun avance à son propre rythme. La vie d'un chevreuil et celle d'une plaque tectonique ne sont pas synchrones. Ces quelques deux cents planches capturent une bulle de temps. Selon la perspective adoptée, le lecteur a assisté à une catastrophe, à un simple aléa, à un non-événement, voire à une nouvelle naissance. En fait, s'il aura tendance à considérer le séisme comme le nœud de l'intrigue, il apparaît vite que ce n'est qu'un choix dicté par sa nature. En évitant le piège de l'anthropomorphisme, Giacomo Nanni ne se risque pas à prêter aux "choses" des préoccupations qui ne leur appartiennent pas.

Acte de Dieu défie toute classification. C'est un livre rare, extrêmement subtil dans sa narration. Mais cela ne doit pas occulter ses qualités graphiques. Son style mélange un graphisme très épuré et un traitement des couleurs qui rappelle les pointillistes. L'utilisation de superpositions de trames colorées, aux teintes presque saturées, permet un rendu débordant de lumière. Les ambiances ainsi créées sont incroyables. Le travail de l'auteur insuffle une esthétique presque pop à cette étrange polyphonie.

Le comité de sélection d'Angoulême ne s'y est pas trompé en sélectionnant ce titre pour l'édition 2020, alors qu'il semble être passé inaperçu. C'est pourtant une réussite incontestable, saluée par Gipi qui signe une très belle postface, dans laquelle il témoigne de son admiration absolue pour le travail de son compatriote.

Moyenne des chroniqueurs
9.0