Le naufragé de Memoria Memoria

M ais qui c’est ce Benjamin Blake ? Il dit venir d’une ville qui s’appelle Memoria. Problème, celle-ci n’apparaît sur aucune carte. Enfin, pas pour de vrai. La seule cité de ce nom qui pourrait faire l’affaire est celle que la compagnie Brainstrom a conçue pour sa nouvelle attraction immersive. Un doux dingue qui a trop passé de temps devant son écran ou un affabulateur ? En tout cas, il a vraiment l’air d’y croire à ses salades, tant il semble perdu et terrorisé.

Originellement paru en deux tomes en 1999 et 2004, Memoria date de l’époque qui a vu naître The Truman Show, The Matrix et des premiers balbutiements de l’internet grand-public. Au même moment, le virtuel, une idée farfelue un peu nébuleuse venant de la science-fiction, devenait une possibilité techniquement envisageable. Bien au fait de ces considérations et ayant sûrement à l’esprit quelques romans de Philip K. Dick, Claude Paiement et Jean-Paul Eid ont imaginé une histoire haletante où des réalités se côtoient sans se reconnaître et où quelques rares initiés arrivent à franchir leurs frontières.

La question cruciale est de voir comment cette intrigue aux circonvolutions alambiquées a enduré quinze ans et plus d’évolution informatique. Le verdict est surprenant et impressionnant : sa lecture est restée totalement d’actualité ! Les démêlés de Blake et d’Alice Kuan avec les mystérieux Zalupskistes et leur leader ont gardé tout leur sens et leur force d’évocation. Cependant, l’écriture parfois inégale des dialogues et un certain abus de personnages secondaires caricaturaux (y compris le grand méchant dans une certaine mesure) gâchent un peu la fête.

Aux pinceaux, Eid réalise une performance remarquable. Avec un style empruntant autant au monde du comics qu'à celui de la BD franco-belge, le dessinateur se joue avec aplomb des dimensions et des matières afin d’orchestrer son récit. Pour rendre tangible ces univers, il a développé toute une série d’astuces graphiques (jeu sur les couleurs, pixellisation, découpage osé, etc.) percutantes et très efficaces. Évidemment, à l’image du scénario, le résultat s’avère touffu, mais ne tombe jamais dans l’abscons ou l’artificiel. Les plus curieux pourront aller à la pêche aux influences, de Moebius à Manara en passant par Mézières ou Schuitten, celles-ci ne manquent pas et participent pleinement à la fête.

Œuvre d’anticipation dense et palpitante ayant réussi à traverser les années sans perdre de sa pertinence, Memoria devrait séduire les amateurs de thriller techno ainsi que tous les geeks bédéphiles du réseau (ils existent, David Vincent les a vus).

Moyenne des chroniqueurs
7.0