Les chefs-d'œuvre de Lovecraft 3. Dans l'Abîme du temps

P endant plus de cinq ans, le Professeur Peaslee a disparu, ou plutôt, il n'était plus ce sympathique père de famille, universitaire aimé de tous. Une personnalité dissonante a soudainement chamboulé sa vie et ses habitudes, plongeant son entourage dans le désarroi. De retour à lui-même, il se lance dans l'impossible quête de ce bref passé dont les souvenirs le hantent. Un voyage qui va remettre en question sa santé mentale, et tout ce que l'on sait de l'histoire de la Terre, de l'humanité, ainsi que des lois de la physique.

Après le monument du neuvième Art que constituait le tome 2 de son adaptation des Montagnes Hallucinées, Gou Tanabe prolonge son investigation des contrées du rêve chères au maître de Providence avec ce que l'on peut considérer comme l'un des points culminants de la mythologie cthulhienne. Rares sont les auteurs de fantastique ayant eu droit à autant de transposition de leur œuvre que Lovecraft, et le résultat est le concernant trop souvent au mieux anecdotique, au point que ce sort finisse par sembler une fatalité. En effet, alors que les adjectifs indicible, innommable, inexplicable, impossible, incompréhensible sont légion dans ses écrits, laissant notre imagination prendre le relais tant bien que mal, le challenge d'incarner ces paradoxes se transforme souvent en aveu d'impuissance. Pourtant, avec l'ouvrage précédent et cet Abîme du Temps, Tanabe s'attaque aux descriptions les plus abstraites de la science fiction, et encore une fois, il défie toutes les attentes : réussissant à représenter un bestiaire improbable de manière tangible, à figurer des architectures et éléments contre-nature, l'auteur nous fait littéralement pénétrer cauchemars et hallucinations, donnant une chair inespérée à l'indescriptible !

Au delà de ce tour de force graphique, le procédé narratif est également une gageure : alternant, à l'aide d'un code "couleur" aussi astucieux que discret, le présent avec les souvenirs et fantasmes, l'auteur s'assure que le lecteur ne soit jamais perdu entre les différents états d'un narrateur omniscient, mais toujours dans le doute. Et c'est là qu'il est important de rappeler que nous avons bien affaire à un manga, c'est à dire un petit format, en noir et blanc, assez long. Certains auraient probablement préféré un album de plus grande taille, afin de rendre justice à ces spectaculaires visions, pourtant, malgré sa réputation de dessinateur particulièrement précis, Tanabe ne brille pas que dans les détails (et pour tout dire, ses visages sont tout de même parfois un peu paresseux et stéréotypés) : les architectures les plus étranges et les magmas figés proposent un sentiment bien plus menaçant, en se préservant d'une technique hyper-réaliste qui aurait immanquablement eu tendance à "rationaliser" les terrifiants tableaux de l'artiste. Car, oui, chemin faisant, lorsque le protagoniste prend conscience à mi-parcours que ses souvenirs ne sont pas issus d'une quelconque fièvre débilitante, mais d'une réalité ô combien plus angoissante, la lecture prend cette même tangente.

L'horreur est le genre casse-gueule par excellence, et trop d'auteurs confondent le fait de montrer des choses horribles avec celui de faire naître un sentiment de malaise, voire de terreur. Ce qui fait la différence, c'est probablement le rythme, la capacité à prendre son temps pour installer une progression dans la perte de repères. À l'instar d'un Mignola passé maître dans cet art délicat des cases d'ambiance, de transition, Tanabe ponctue son récit de détails isolés, de pleines pages "cinématographiques", délaissant régulièrement l'action pour une forme de sinistre contemplation.
C'est dans ces passages qu'il trouve l'état de grâce, en pur cartoonist, laissant le dessin raconter l'histoire, sans que la lecture ne s'accélère : les images et les sentiments se font si forts que, même vide de bulles, chaque page nécessite toute notre attention.

Il faut dire que tout est mis en œuvre pour offrir une réelle profondeur de champ à la rétine, une magistrale avalanche de trames et niveaux de gris venant faire oublier l'éventuelle frustration de l'absence de couleur. Mais pour cela, il faudra attendre celle "Tombée du ciel", promise pour bientôt par Ki-oon, prochaine étape du parcours pour l'instant spectaculaire d'un mangaka ironiquement au sommet de son art, au fond des temps.