Orwell

Éric Blair est un garçon brillant. Né dans une famille pauvre, il est recommandé pour étudier à Saint-Cyprian, un collège huppé. Il y découvre rapidement le principe des classes sociales. Promis à des études universitaires, il s’enrôle plutôt dans la police birmane. Il travaille par la suite comme plongeur dans un chic hôtel parisien, combat pendant la guerre d’Espagne, puis est membre de la garde nationale britannique. Toutes ces expériences nourrissent son propos et font de lui un journaliste respecté et un écrivain… dont les manuscrits sont refusés. Pour conjurer ce mauvais sort, il choisit le nom de Georges Orwell. Ses grands succès, La ferme des animaux et 1984, ne seront malheureusement publiés que tardivement, quelques années avant son décès. L’homme de lettres serait bien surpris de constater que, soixante-dix ans après sa mort, son alias s’est transformé en adjectif, que des expressions comme « Big Brother » ou « Certains sont plus égaux que d’autres » appartiennent dorénavant à la culture populaire et, surtout, que les contrevérités de la novlangue sont devenues choses courantes dans le discours de bien des politiciens.

Pierre Christin signe une biographie toute en retenue. Il rappelle les événements qui ont éveillé la conscience sociale du héros et forgé sa compréhension du monde. Il côtoie les riches et les pauvres, les anarchistes et les bourgeois, fréquente les tranchées et attrape une balle dans la gorge, puis roule sa bosse en Asie, en Afrique et dans plusieurs pays d’Europe. L’auteur a fait le choix de donner la part du lion aux écrits du personnage ; ces extraits sont facilement identifiables à l’application d’une police de caractère simulant celle d’une machine à écrire. Il indique ainsi clairement qu’au-delà de l’anecdote, il souhaite présenter une pensée et une vision de la société teintée de révolte et de lucidité. Le baroudeur et sa future épouse se séduisent d’ailleurs mutuellement en réalisant que ni l’un ni l’autre n’aime les aristocrates qui dirigent leur patrie, Hitler et Staline. Le marginal n’est cependant pas avare de contradictions ; il affiche par moments un authentique patriotisme et ne dédaigne pas de se rapprocher des milieux aisés.

Le coup de pinceau de Sébastien Verdier demeure on ne peut plus sobre : réaliste et en noir et blanc. Toutefois, de temps à autre, une tache de couleur met, presque au hasard, l’accent sur un élément, parfois important, parfois pas. À plusieurs reprises, le style se métamorphose radicalement, le temps de quelques cases. Et pour cause puisque l’album accueille une prestigieuse liste d’invités spéciaux dont Manu Larcenet, André Juillard et Enki Bilal, un vieux compagnon de route du scénariste. Puis il y a ces petits détails qui titillent les pupilles, par exemple deux vignettes où le protagoniste et sa femme adoptent exactement la même position : dans la première ils se marient, dans la suivante ils se font leurs adieux sur un quai de gare alors que le lecteur est au premier abord convaincu qu'il s'agit de la même scène, une planche où le smog est rendu de fort jolie façon ou encore des avions de chasse qui semblent pénétrer par le haut de la page.

En définitive, dans le dessin comme dans le texte, les auteurs ont le souci de raconter avec authenticité, tout en déployant de sympathiques astuces narratives et graphiques.

Moyenne des chroniqueurs
6.7