Cigarettes, le dossier sans filtre
I
nhaler des feuilles de tabac est un acte tellement répandu qu'il semble dater de la préhistoire. Mais bien plus récente que l'art pariétal, son implantation en Europe fait suite à son importation par Christophe Colomb, il y a à peine plus de cinq siècles. Aujourd'hui, malgré les campagnes préventives et les taxes, près de 16 millions de français allument une cigarette plus ou moins régulièrement. Près de 50% des moins de 35 ans, 32% des moins de 20 ans... À l'échelle internationale, 26% des européens, 14,5 % de la population mondiale, soit 1,1 milliards d'êtres humains (sur plus de 7,5 milliards). Avec de tels enjeux il est aisé de comprendre l'intérêt que ces clients suscitent.
Au-delà de ces données, inquiétantes, les risques sanitaires sont nombreux et réels, mais connaitre les rouages d'une industrie qui a depuis longtemps choisi entre profits et conséquences glace le sang. Pierre Boisserie se sert de son art pour étaler au grand jour les méthodes et l'énergie déployées par les acteurs de cette branche pour continuer leurs affaires sans scrupule ni dommage. En choisissant la voix off pour expliciter son propos, l'auteur instaure une distance salvatrice à sa démarche. Via Mr. Nico, un narrateur en costard cravate et à l'humour caustique, il donne à sa démonstration un ton cynique en accord avec la conduite des cigarettiers. Le graphisme proposé par Stéphane Brangier accompagne à merveille ce choix. Essentiellement semi-réaliste, son trait devient caricatural pour appuyer le côté machiavélique que prennent certaines actions d'un « Big Tobacco » en donnant à ses dirigeants des allures de vautours ou de requins.
Mordant, drôle, mais tellement juste et effarant, le constat dressé démontre à quel point les préoccupations sont bassement pécuniaires. Le duo de La Banque - troisième génération ne se limite pas à pointer le goût pour l'argent et les dividendes, il décortique comment l'industrie du tabac américaine a donné naissance à toute une logique marketing aujourd'hui répandue partout, des concessionnaires aux parfumeurs, en passant par les pépiniéristes ou le prêt-à-porter. Psychologie inversée avec envie de transgression ou reconnaissance sociale, placement de produits dans le divertissement, création de fond de recherches ou financements d'études (orientées, évidemment) ou encore sponsoring sportif et politique, tous les moyens sont utilisés pour en faire, partout, un produit de grande consommation. Le progrès et la modernisation des usines, l'invention du briquet, la mécanisation des chaînes de production, l'apparition du paquet rigide et bien sûr la mondialisation, jouent aussi leur rôle. Sans tenter de culpabiliser les fumeurs, les auteurs montrent la réactivité d'une industrie face à l'évolution de la législation et de l'opinion. L'ingéniosité des publicitaires le dispute à l'innovation des firmes pour fidéliser et augmenter une clientèle en quête de sa prochaine dose de nicotine.
Avec cette enquête sans concession, chiffrée et fouillée, les auteurs dissipent l'écran de fumée derrière lequel les producteurs de cigarettes se cachent, depuis plus d'un siècle, pour se remplir les poches au détriment de la santé de leurs clients. Après une telle lecture, trouver une raison d'arrêter semblera aisée et, en tout cas, selon l'expression consacrée, plus personne ne pourra dire qu'il ne savait pas.
NdC : les chiffres concernant le tabac sont issus du site tabac-info-service.fr.
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