Les filles de Salem

G entille Abigail, profite de tes derniers moments d'insouciance, telle l'attention touchante de Peter qui t'a offert ce petit âne sculpté de ses propres mains. Tu ne pensais pas à mal en acceptant ce cadeau anodin et, pourtant, si lourd de conséquences. Douce Abigail, apprécie cette liberté dans la forêt, lieu où tu peux être toi-même et choisir de regarder qui tu le souhaites. Mais au dix-septième siècle à Salem Village, il n'est pas bon d'être femme. La colonie puritaine dans laquelle tu vis va te trahir et te punir, toi et tes amies, de la plus ignoble des façons.

Sur la couverture, elles marchent au-dessus du précipice, légères et joyeuses, avec peut-être juste un coup d’œil vers le bas, comme l'intuition d'une possible chute, une insidieuse appréhension par rapport à l'avenir vers lequel elles se dirigent.

Dans ce one-shot, Thomas Gilbert (Bjorn le morphir) reprend le déroulement des événements qui ont conduit au tristement célèbre procès des Sorcières de Salem dans le Massachusetts en 1692. Narré par une des jeunes victimes, la tension monte crescendo, jusqu’à atteindre son paroxysme. Ce récit noir et dérangeant dénonce avec justesse le fanatisme religieux dans son absence de tolérance et de discernement et, bien évidemment, ses dérives les plus graves. La manipulation exercée par le révérend est très bien démontrée, lui qui profite de l'ignorance, la crainte et la lâcheté de ses ouailles pour conserver son pouvoir. Le courage des filles, Abigail notamment, fait naître aisément un sentiment de compassion et d'impuissance chez le lecteur révolté, que d'innocence gâchée... Cet épisode d'hystérie collective et d'emprise masculine résonne étrangement dans l'actualité.

Pour figurer l'indicible, l'artiste utilise les métaphores et le symbolisme, autant que l'horreur brute. Les illustrations participent activement à l'installation du malaise : des visages déformés par la peur, la colère ou la haine, des silhouettes anormalement massives, des regards emplis de désespoir et de fureur. La gestuelle, les attitudes et les expressions reflètent l'éclat de l'âme et du cœur des habitants. Grâce au jeu des couleurs, un climat de plus en plus pesant s'installe : d'abord joyeuses, les teintes pâlissent et s'assombrissent, menaçantes. Une certaine liberté dans le trait et un relâchement dans les détails mettent en évidence le fait que la méchanceté est bien laide, que la violence est dévastatrice.

Le sous-titre est terrible: Comment nous avons condamné nos enfants. Cet aveu n'excuse en rien l'attitude de toute une population qui a préféré se réfugier dans la faiblesse et la bêtise, rassurantes, plutôt que d'oser s'opposer à la domination d'un seul individu aveuglé par sa foi. Une tragédie admirablement retranscrite.