Grand Hôtel Abîme

C hanger le monde. Rien que ça. Voici l’ambition non dissimulée affichée par les deux architectes espagnols du Grand Hôtel Abîme (titre qui est une référence directe au philosophe Georg Lukács). Et au minimum, amener le lecteur à réfléchir et rejeter les faux semblants, à refuser l’ordre établi. Réveiller le Tyler Durden sommeillant chez le quidam trop policé.

Le décor ? Une mégapole occidentale moderne, qui pourrait être Madrid, Paris, New York... qu’importe en fait, tant la globalisation à l’œuvre dans nos contrées uniformise les paysages urbains. En tous cas, le cadre est presque familier. Presque, seulement, car l’omniprésence technologique un peu plus poussée laisse deviner que l’action se situe dans quelques années. Mais cette société légèrement futuriste semble entièrement contenue en germe dans notre monde actuel, les auteurs se contentent de poursuivre les tendances présentes, d’imaginer les prolongements naturels, les évolutions probables, les suites logiques… avec une justesse telle que leur proposition parait aussi réaliste qu’inéluctable. Et qu’un léger frisson d’effroi parcourt l’échine du lecteur devant une perspective si crument exposée.

Le synopsis ? Un activiste solitaire fait exploser le parlement lors d’une manifestation pacifique de citoyens se dressant contre le libéralisme à outrance imposé par le gouvernement. La répression sanglante qui s’ensuit déclenche une vague de protestation généralisée, émeutes, incendies, pillages… Pendant ce temps, un économiste vedette est séquestré comme un cobaye pour une fumeuse expérimentation sociale, les agitateurs du net continuent de s’agiter, les affairistes de s’affairer, et dans le Grand Hôtel en flammes, une poignée d’intellectuels inconséquents est secourue par les pompiers.

Curieux album que voilà, car, il faut l’avouer, les liens entre les scènes sont ténus, les personnages désincarnés, l’action parfois confuse, le ton volontiers allégorique, formant un tout protéiforme et diffus. Et pourtant, il s’en dégage une sensation de grande justesse, d’authenticité, de véracité, tellement l’univers dépeint trouve d’échos dans notre actualité, tant la société décrite résonne avec notre quotidien. Deux niveaux de lecture concourent à forger ce sentiment : l’omniprésence de vignettes en surimpression, caricaturant la présence de plus en plus totalitaire des écrans, ou bien la futile et envahissante superficialité des médias (sociaux ou non), sont des références directes et sans fard au monde contemporain. Plus subtile, mais non moins pertinente, la satire acerbe envers des élites intellectuelles démissionnaires, ayant tourné le dos au peuple, coupées des réalités du haut de leur confort matériel et idéologique, critiquant mollement des institutions qu’ils parasitent.

Mise en page syncopée, couleurs acides, dessin expressif, Davíd Rubín utilise parfaitement le format horizontal pour insuffler du rythme à ce récit de quasi-anticipation. Mais cette représentation d’une nation fractionnée, soumise aux injonctions des financiers, anesthésiée par le simplisme trompeur des informations, noyautée par des rebelles en mousse et des profiteurs de tous poils, achevant de se noyer dans un narcissisme abrutissant, tout cela est par trop familier pour être rejeté loin dans le futur. Alors, ami lecteur, laisseras-tu ta conscience être secouée par cet album révolutionnaire ?

Moyenne des chroniqueurs
7.0