Capitaine Tikhomiroff

E n 1917, lorsque son père a déclaré qu’il aimerait qu’au moins un de ses cinq fils s’enrôle dans l’armée blanche, Alexandre a répondu présent, tout comme ses frères. Mais les troupes du Tsar sont rapidement en déroute. Le militaire échappe de justesse à la condamnation d’un tribunal de fortune au jugement expéditif (il n’avait pas les mains calleuses du travailleur manuel), puis se joint à l’ armée rouge. Après avoir erré quelque temps, il réussit à monter à bord d’un paquebot bondé où il passera près de deux semaines dans le froid et sans nourriture, avant d’être accueilli dans un camp de réfugiés en Bulgarie. Quelques mois plus tard, il obtient un emploi sur une ferme. Suivront la malaria, puis la traversée d’une forêt infestée de loups. Le héros survivra et finira par s’arrêter en France.

La biographie proposée par Gaétan Nocq est à la fois banale et grandiose. La vie du protagoniste s’avère exceptionnelle, mais le lecteur a l’impression qu’il n’est maître de rien et victime de tout. Un destin incertain guide ses pas et il n’a pas de réel but, sinon celui de sauver sa peau et de résister jusqu’à la page suivante. Chance ou hasard, il se tire de tous les pièges. Capitaine Tikhomiroff propose un album volumineux au rythme très lent, permettant ainsi à chacun des épisodes de bien s’établir.

L’auteur, qui tient également les pinceaux, n’hésite pas à se taire et à laisser des cases, voire des planches sans dialogue, un peu comme s’il faisait sien l’adage voulant qu’une image vaudrait mille mots. Et même lorsqu’elles sont dépouillées, elles parlent beaucoup. Un paysage qui évolue à peine d’une illustration à l’autre, une cuillerée de confiture qui se mêle au café pendant six vignettes ou encore de minuscules cavaliers traversant une plaine. Et c’est superbe. Les miniatures, fréquemment minimalistes, prennent la forme d’un crayonné légèrement colorisé, généralement dans des teintes de vert ou de crème. Les personnages apparaissent souvent comme des ombres, comme les morts-vivants qu’ils sont. La figure de l’acteur principal n’est d’ailleurs jamais vraiment claire : brouillée, esquissée, cachée par un reflet, ombrée ou reflétée sur une bouilloire, il n’y a que dans l’épilogue, alors qu’il coule des jours heureux dans un petit meublé parisien que le bédéphile discerne mieux son visage.

Une histoire extraordinaire, racontée sur un ton neutre, servie par un dessin magnifique.

Moyenne des chroniqueurs
8.0