Manhattan murmures

P hotoreporter, Sam a d’étranges habitudes. Par exemple, quand il capte une image, il ne la regarde jamais sur son appareil. Il se contente de fermer les yeux pour la visualiser. Lorsqu’il reçoit les tirages, il compare le souvenir mémorisé et le souvenir imprimé, lesquels sont généralement en tous points identiques. Dans l’onde de choc d’un drame amoureux, il se rend à New York. Avec Jorge, son éditeur, il a élaboré un projet : deux mois durant, il ne parlera à personne, puis il écrira un article sur cette expérience. La chose ne devrait pas être trop difficile s’il planifie sa vie pour ne jamais revoir les gens. Une jolie rousse s’impose cependant, en couleur, sur plusieurs de ses clichés… en noir et blanc. Il réalise alors qu’il la croise fréquemment, mais sans jamais la remarquer.

Les prémices du récit de l’italien Giacomo Bevilacqua sont fascinantes. Le personnage se coupe du monde tout en demeurant dans une mégalopole surpeuplée. Il ne voit vraiment qu’à travers sa lentille, il porte en permanence des écouteurs (débranchés) et si on l’aborde, il sort de sa poche un bout de papier sur lequel il a indiqué qu’il est sourd. Solitude dans la foule, perception fluctuante de la réalité et dépression, voire autisme (le héros a la manie de tout compter et de multiplier les règles). Bref, d’excellents éléments se trouvent dans cette histoire. La double narration est par ailleurs astucieuse : propos du protagoniste (bulles bleues) puis ceux d’une mystérieuse narratrice omnisciente (bulles jaunes), Joan, qui pourrait être une toile de Jeanne d’Arc exposée au Metropolitan Museum. L’enthousiasme du bédéphile est donc au rendez-vous, jusqu’à ce que, soudainement, tout bascule dans un mélange de sentimentalisme et d’ésotérisme en rupture avec la proposition initiale.

Les illustrations sont agréables, le lecteur apprécie notamment les beaux plans de la métropole américaine. Il retrouve certaines icônes telles Central Park et les escaliers extérieurs de Chelsea, mais également des coins moins fréquentés de Manhattan. Le dessin fait souvent corps avec le discours : comme l’acteur principal n’est pas à l’écoute, les phylactères des personnes qui s’adressent à lui sont entièrement noirs, des visages sont (à dessein) dissimulés derrière les dialogues ou encore, une infographie explique la trajectoire des individus dans la Grosse Pomme. L’album est volumineux, mais le luxe d’espace vire au gaspillage. Une page pour illustrer une petite case de calendrier, c’est beaucoup, surtout s’il y en a une vingtaine. Idem pour les nombreuses vignettes isolées au milieu d’une planche.

Une bande dessinée pleine de promesses et de points d’interrogation. Peut-être eut-il mieux valu ne pas donner les réponses et préserver une aura de mystère.

Moyenne des chroniqueurs
6.0