La pluie des corps

I l y a un village isolé, loin de tout. Le dominant, au faîte d’une colline, une vieille masure en bois, abîmée par le temps. Elle est occupée par Anne et Paul. Il est malade ; sa compagne se consacre complètement à lui. Un soir apparemment comme les autres, des corps d’hommes tombent des cieux et s’écrasent sur la bourgade et la maison. Passés la stupeur et l’effroi, la population s’organise. Il faut enterrer les cadavres. Paul ne peut aider ; Anne ne le souhaite pas. Alors, les villageois décident que ce cimetière improvisé se trouvera à côté de leur domicile et qu’ils seront désormais les gardiens des nouvelles sépultures. La vie du couple est désormais liée à cet étrange don du ciel.

Nouveau venu dans le monde de la bande dessinée, Florian Quittard est scénariste de longs et courts métrages. Anaïs Bernabé, qui a mis en image le tome 3 de Sasmira, a exercé son talent comme character designer pour jeux vidéo et s’adonne, par ailleurs, à la peinture et à la sculpture. La Pluie des corps verse dans un style poético-fantastique, couvrant une large palette thématique, depuis l’épouvante (la chute d’hommes sans vie), jusqu’à des passages à l’onirisme serein. L’histoire se développe à la fois dans l’intimité d’un couple qui se délite et sa confrontation avec des habitants hostiles qui n’aiment pas l’imprévu ni ceux qui sont différents, le tout nimbé de phénomènes mystérieux.

Le récit, avare de dialogue, faisant le choix opportun du silence et de l’implicite, avance avec détermination vers un dénouement qui ne répondra pas forcément à toutes les questions qui se posent. Il referme son étreinte sur les deux personnages principaux, entre amour perdu et destinée tragique, de la perte du libre arbitre à une délivrance mystique. Né au détour d’une lecture de l’œuvre de Howard Philip Lovecraft, il aborde les thèmes de l'effroi inexplicable, de la folie, de la claustration et, surtout, de la mort. Elle est le fil rouge de tout l’album, en échappant aux poncifs les plus évidents.

Le graphisme d’Anaïs Bernabé sert parfaitement le scénario. L’artiste a fait le choix du rendu d’une atmosphère, sans chercher forcément la précision du détail. Ce qui compte dans l’expression d’un visage, dans le cadrage choisi ou le découpage d’une planche, c’est l’expression de ce que ressent le personnage. Les couleurs sont ainsi primordiales et sont l’objet d’un traitement soigné. L’album est globalement sombre, les scènes sont essentiellement nocturnes et fixées dans un huis-clos oppressant. En extérieur, le ciel est toujours lourd et menaçant, d’un vert lugubre, qui peut attirer ou repousser.

La Pluie des corps est une œuvre originale, marquée par de fortes personnalités artistiques. Le récit est audacieux parce qu’il part d’une idée marquante et particulièrement morbide, mais aussi parce qu’il ne dévoile pas tout son sens et laisse au lecteur une large part d’interprétation et de construction. Cet album remarquable, qui s’affranchit de certains codes parfois trop présents dans la bande dessinée contemporaine, mérite de retenir l’attention de chacun.

Moyenne des chroniqueurs
7.0