Pereira prétend
P
ereira prétend qu’il ne s’intéresse pas à la politique. D’un autre côté, à quoi s’intéresse-t-il vraiment depuis le décès prématuré de sa frêle épouse ? La littérature française, celle qui occupe une place de choix dans sa page culturelle du principal quotidien lisboète ? La nourriture trop riche ou les citronnades trop sucrées ? Toujours est-il que c’est par le plus grand des hasards qu’il s’entiche d’un jeune plumitif à qui il confie la rédaction de nécrologies anticipées d’écrivains pas encore morts. Seulement voilà, il ne fait pas bon professer des idées révolutionnaires dans la patrie de Salazar en cette année 1938. Tous les papiers du candide biographe s’avèrent impubliables. Pereira continue pourtant de lui commanditer des textes, à fonds perdus, sa conscience si longtemps engourdie s’éveillant peu à peu face aux exactions de la dictature.
Écrivain de langue italienne, mais amoureux du Portugal, Antonio Tabucchi, publia Sostiene Pereira en 1994, porté à l’écran dès l’année suivante avec Marcello Mastroianni dans le rôle-titre. Un choix curieux tant la physionomie du comédien est éloignée du bâfreur ventripotent dépeint dans le roman. Partant, l’un des gros avantages du neuvième Art sur le septième, c’est que les contraintes sur le physique ou la notoriété des acteurs incarnant les personnages s’estompent au profit d’une totale liberté de représentation. Et force est de constater que le Pereira de Pierre-Henry Gomont est l’interprète idéal de cette adaptation. Massif, mélancolique, solennel, paisible, tel est décrit le héros de ce récit, poussah austère et introspectif que les rencontres vont faire s’ouvrir peu à peu. Une évolution plutôt bien mise en scène grâce au décalage subtil entre l’amertume des faits exposés et le ton volontiers ironique de la narration. Un humour à la fois caustique et pourtant presque tendre qui imprègne tout l’album.
L’autre ingrédient remarquable de cette transposition, c’est la mise en images : composées d’un trait vif, plus axé sur l’expressivité que sur les détails, jouant des pleins et des déliés pour en accentuer le dynamisme, elles sont surtout caractérisées par leur utilisation de la lumière. La plupart des vignettes sont mises en couleurs à partir d’un fond uni donnant la tonalité de la scène, et les couleurs additionnelles sont appliquées (au pinceau numérique) en prenant soin de laisser une zone nue détourant les objets ou les personnages, conférant ainsi une vibrance très naturelle aux décors. Les scènes de rues, notamment, à partir d’une sous-couche ivoirine transparaissant sous des cieux azuréens, sont ruisselantes de soleil, rendant perceptible la chaleur baignant la ville. Car c’est bien un double portrait qui est offert au lecteur : celui d’un homme à l’humanité sensible, mais aussi le portrait de Lisbonne.
Une jolie balade en compagnie d’un héros touchant sur fond de plongée dans les rouages d’un régime totalitaire.
7.8