Nungesser
C
e 28 juillet 1923, Charles Eugène Nungesser épouse à Paris Consuelo Hatmaker, héritière fortunée de la bonne société new-yorkaise. Cette brunette vive et passionnée pose fièrement au bras de son époux, raide dans son costume de lieutenant constellé de médailles, beau malgré ses cicatrices. Toute l’assistance regarde fixement l’objectif du photographe immortalisant la scène. Toute, sauf Nungesser, demi-sourire aux lèvres, contemplant ostensiblement le ciel. À quoi rêve-t-il ? À ses exploits passés, ses prouesses futures, ses amours envolés ?
Âgé d’à peine trente ans, il a pourtant vécu dix vies. Parti seul à quinze ans vers l’Amérique du sud, il passera sept années au Brésil puis en Argentine, tour à tour mécanicien, boxeur, gaucho… et pilote, déjà. Rentré au printemps 14, il s’illustre dès le début de la Grande Guerre par ses faits d’armes héroïques et son indiscipline. D’abord hussard, puis rapidement affecté à l’aviation, il multiplie les coups audacieux, enchaînant les victoires aériennes avec un constant mélange de roublardise et d’inconscience. As parmi les as, il accumule les duels, les citations et les blessures, jusqu’à l’armistice. Sa vie sentimentale tumultueuse et un sens des affaires déficient rendent cependant difficile le retour à la vie civile, et s’il se lance d’abord à corps perdu dans les flying circus sillonnant les États-Unis, il aspire vite à de nouveaux défis. Être le premier à traverser l’Atlantique, par exemple…
Dans la profusion d’ouvrages exploitant l’engouement des bédéphiles pour les héros aviateurs et l’engouement des fans d’aviation pour les aventures en BD, cette biographie de Nungesser se démarque aisément. Par sa pagination – 150 pages là où prévalent généralement les traditionnelles 46 planches –, par son traitement graphique – un noir et blanc courageux et réfléchi –, et par son mode de narration – la voix off parée d’un lyrisme suranné de la belle Émilie. En donnant la parole à celle qui fut tout au long de sa vie, en coulisses, son amante passionnée, discrète, intime, confidente, telle une observatrice tendre et romanesque, Fred Bernard fait plus qu’user d’un artifice commode pour densifier son propos, il unifie par là le ton de son récit, et introduit surtout la dimension sensible et poignante qui permet d’humaniser ce trop sublime héros. Autre contrepied scénaristique, plutôt que de s’attarder sur l’aspect le plus légendaire de la carrière du pilote, le vol transatlantique avec Coli à bord de l’Oiseau Blanc et leur disparition énigmatique, ce sont bien les années de guerre qui constituent ici le cœur de l’intrigue.
C’est Didier Borg, l’éditeur, qui fit le choix d’Aseyn pour dessiner l’album et inspira le traitement graphique : un noir et blanc très contrasté, avec parfois des blancs envahissants et des noirs altérés, comme sur une antique photocopie. Heureusement, le papier vieil ivoire vient tempérer cet aspect. Le trait fin et nerveux de l’auteur rend compte avec précision aussi bien des véhicules – les mécaniques volantes comme roulantes sont représentées en abondance – que des décors, foisonnant de détails. Plus synthétiques sont les physionomies des personnages, reconnaissables mais souvent réduites à l'essentiel. La mise en page est quant à elle très travaillée, particulièrement dynamique dans les scènes de combats aériens, et usant fréquemment de vignettes rondes en surimpression pour mettre en valeur certaines scènes.
Originale dans sa forme comme dans son ton, cette biographie évite les écueils de la glorification facile tout en retraçant le destin fulgurant d’une figure de légende.
7.0