Les grands Peintres 2. Goya

L orsqu’il choisit d’emménager dans sa nouvelle demeure, déjà appelée la Quinta del Sordo (Villa de l'homme sourd) avant son arrivée, Goya est un septuagénaire acariâtre, atteint par une déficience auditive et éprouvé par la maladie. La compagnie de l’une de ses modèles et de sa fille pleine de vie ne lui fait pas rompre avec son aspect taciturne et outrageusement sévère. Cette humeur finira par déteindre sur son environnement, certains murs de la bâtisse abandonnant leurs couleurs pour devenir le théâtre des « peintures noires », dont Saturne dévorant un de ses fils fait partie…

L’album signé par Olivier Bleys et Benjamin Bozonnet (Pilori chez Eliytis en 2010) paraît au sein du trio inaugural de la nouvelle collection Les grands peintres proposée par Glénat (une dizaine d’albums programmés par an). Autour d’une œuvre, un récit, plus ou moins nourri de faits réels, offre un éclairage sur l’empreinte laissée par un tableau et des techniques, mais aussi sur ces créateurs de génie, sur ces personnalités hors du commun qui ont enrichi l’Art pictural.

En tant qu’homme, le Goya décrit dans ces pages ne suscite pas l’empathie, les auteurs ne lui réservant pas un portrait, tant physique que psychologique, qui inviterait à se sentir en phase avec son comportement. Le sort qu’il réserve à son entourage, le peu de soin qu’il s’accorde, son mutisme qui ne laisse place qu’aux reproches et autres invectives ne peuvent pas être occultés par les souffrances qui semblent accabler l’homme usé. L’ambiguïté des rapports qu’il entretient avec les deux femmes les plus proches de lui, mère et fille, ne redore pas son blason : il ne réprime pas sa jalousie lorsque la jolie femme le provoque en invitant un étranger à leur table ; il s'efforce de ne pas se réjouir face à la pétillance de la fillette, la maintenant à froide distance et témoignant d’une agressivité à son encontre proche du châtiment lorsqu’elle cherche à se rapprocher de lui.

Comme si la colère pouvait être une muse, comme si l’investissement corps et âme dans la création devenait un exutoire, le peintre se jette, littéralement, physiquement, dans la création de fresques sombres, parfois peuplées de créatures monstrueuses ou diaboliques, souvent habitées par la violence, où des personnages marqués par le temps deviennent des proies à portée de main pour une Mort qu’on devine rôder alentours. La petite Rosario flétrit ; Goya, miné par ses tourments et sa déchéance, s’en attribue la responsabilité : l’a-t-il « dévorée » comme Saturne a dévoré un de ses fils ?

L’évocation de cet épisode atteint une forme de sobriété qui correspond au sujet : il aurait été en effet malvenu de se montrer davantage verbeux pour évoquer un individu fréquemment enfermé dans un lourd silence. Ce choix n’en rend que plus tonitruants ses éclats de voix ou les manifestations pétillantes de l’insouciance juvénile. Celui consistant à adopter une rupture de forme pour les scènes de la vie quotidienne est lui aussi pertinent, tout comme le fait de laisser l’histoire vivre pleinement sans être étouffée par une dimension didactique – objet du cahier qui clôt chaque album de la collection – ou par l’incrustation de répliques d’œuvres originales. La conclusion, contrastant avec la débauche de noirceur et le tumulte qui précèdent, offre ce qu’il faut pour laisser l’esprit du lecteur se répandre en hypothèses, peu pressé de connaître la vérité historique…

Moyenne des chroniqueurs
7.0