L'anatomiste

C linique Psychiatrique de Brensford, Angleterre, 1868. Artless, écrivain, souhaite étudier les comportements déviants et s’intéresse de près au cas désespéré de William Mc Grave, schizophrène. Contre l’avis du directeur de clinique, Artless rencontre le malheureux qui lui racontera sa vie.

Si vous avez un jour connu le bonheur, Healtheart sera sans doute le dernier village portuaire où vous accepterez de poser vos valises. La beauté a déserté la région depuis bien longtemps, pour ne laisser de trace que dans le regard de Marie, jeune prostituée de Haven’s Crick. Sordide, de ses quartiers bourgeois à ses bouges investis par une crasse immuable, la bourgade peine à tromper l’ennui de ses habitants. Les plus riches traînent leurs sourires sclérosés, de réceptions en réceptions, quand les gens du peuple s’accoudent aux comptoirs pour s’en détacher la nuit tombée.

Plus criminel que scientifique, l’éminent Docteur Knox s’est entiché d’une activité à la hauteur de son ambition : l’anatomie. Crachant en public sur les nouvelles théories du savant Darwin, Knox n’aura, en réalité, de cesse que de percer le secret de la vie. Toutes nobles qu’elles soient, ces recherches exigent de travailler sur une matière première, et la plus fraîche possible. Contre plusieurs billets, William Mc Grave et Edward Laird apportent au Docteur les cadavres nécessaires à alimenter ses délires scientifiques. Peu recommandable, William nourrit bien peu de scrupules à exécuter la sale besogne, au contraire d’Edward, jeune homme sensible et amoureux pour qui le butin amassé servira à l’éloigner, lui et sa jolie Marie, de toute cette putréfaction.

De profanations en profanations, le Docteur insistera toujours un peu plus sur la fraîcheur trop relative de ses sujets. C’est désormais de cadavres encore chauds dont il a besoin ! Ses hommes de main s’exécuteront.. Viendra alors le jour où, au détour d’une rue, le Docteur Knox croisera le regard plein de vie de la belle Marie. Une telle lueur ! C’est là que se cache le secret de la vie, assurément !

Le dénouement de L'Anatomiste est troublant et remet d’une manière assez inattendue tout le récit de William Mc Grave en perspective. Sans en dévoiler la clé, sachez ceci : Mc Grave n’est pas celui qu’il prétend être. Le thème de l'album, plus que l’intrigue criminelle qu’il propose en première lecture, se révèle être une réflexion assez redoutable sur la condition du schizophrène. Perdu dans un monde qu’il pense contrôler, le sujet ne parviendra jamais, malgré sa volonté, à forcer les portes de sa captivité mentale. Habilement, c’est ce second thème du dépassement de sa propre condition que les scénaristes Tackian et Miquel mettent en place tout au long du récit de Mc Grave.

Et pourtant, les possibilités offertes par la bourgade de Healtheart semblent bien médiocres. Aussi, chaque personnage tentera d’accommoder ce dépassement, à sa façon. Celui qui dissèque les cadavres du cimetière rêve de glorifier la Science, celui qui les lui amène espère gagner un jour des côtes plus hospitalières, en compagnie de sa tendre, celui qui se fait rosser à chaque occasion ne désespère pas de capter un jour l’attention d’un père violent, … A la lumière de la conclusion, la relecture de chaque événement symbolise autant de clés décodant l’esprit torturé du seul véritable protagoniste du récit de Mc Grave. L’issue semble néanmoins inaccessible car lorsqu’Edward réussit à se débarrasser de ses visions, c’est dans la folie qu’il bascule.

Reste que l’album doit énormément au dessin de Loïc Godart. Pesante est l’atmosphère qui étreint les rues de cette petite ville portuaire, comme les couloirs de la clinique psychiatrique. Un cauchemar ne saurait mieux les décrire. Se détachant sur des décors verdâtres aux lueurs orangées, les personnages semblent tous habités du même mal : l’ennui. Ces visages étirés, ou figés dans une expression de terreur permanente, donnent à Healtheart des allures de cirque macabre. La laideur, omniprésente, épargne néanmoins le couple d’amoureux (Marie et Edward), seul véritable rempart contre le désespoir. La palette d’expressions et d’ambiances, que l’on pourrait penser limitée au premier abord, révèle un style graphique d’une grande souplesse. De l’horreur pure aux quelques moments de quiétude, la lisibilité des émotions est parfaite. Basé sur l’importance du double-sens, le scénario devait s’attacher un graphisme subtile pour permettre une première lecture indépendante de la seconde.

L’Anatomiste est un album riche et d’une rare cohérence, tant graphique que narrative. C’est avec une certaine curiosité que l’on attend les prochaines collaborations de Tackian, Miquel et Godart.

Moyenne des chroniqueurs
7.4