Ici

L'avis de D. Wesel

« Ici » est une fenêtre qui s’ouvre sur un lieu et voit défiler les époques. Si tout commence et se termine en 2014, c'est à un fabuleux voyage dans le temps que le lecteur est convié. Le début n’est qu’une succession de décors vides : une pièce change d’apparence, de date en date. Puis des personnes font leur apparition. Des animaux, aussi. Enfin, petit à petit, les temporalités se superposent, créant comme des tunnels à travers le temps. Parfois, des séquences se déroulent sur plusieurs pages, dans la lucarne d’une case inamovible autour de laquelle les années continuent de s’écouler ou de rebrousser chemin.

À certains moments, des résonances se créent entre des époques plus ou moins éloignées, alors qu’à d’autres, au contraire, les modifications s’imposent de façon plus radicale, tout comme les cassures se révèlent plus abruptes. Le dessin lui-même se fait le reflet de la métamorphose progressive du lieu. Lisse et aseptisé pour figurer la modernité, il redevient plus libre, plus brut, mais aussi plus fougueux lorsqu’il s’agit de retourner en arrière. Par la retranscription fidèle de chaque époque, que ce soit au niveau du style de mobilier, des habillements ou des objets de la vie de tous les jours, il permet une mise en situation aisée.

Cet album met en perspective l’importance d’une vie face au temps qui passe… et efface. Avec simplicité, Richard McGuire rend chaque moment précieux en dépit de sa futilité au regard des ans, voire des siècles. Érigée en unité de mesure, une année n'est pourtant pas qu'un repère temporel ; elle est pleine de vie et de mille petits événements qui font le sel – ou l’amertume – d’une existence, semblant parfois s'étirer à l'infini.

Le sentiment qui ressort de ces instants saisis au vol est que rien n’a d’importance, mais que tout vaut la peine. La nuance est subtile ; elle résume à elle seule le propos d’un livre qui, chez celles et ceux ayant connu les joies du déménagement, résonnera d’un écho particulier. Car il est possible d’inverser la perspective et d’adopter le point de vue de tous les « personnages » qui se seront succédé devant la « fenêtre ». La question est alors de savoir ce que devient ce lieu que l’on quitte. M’échappe-t-il complètement ? En suis-je banni alors qu’il était mon quotidien ? Et quel a été mon impact sur cet endroit que je cède au prochain occupant ? Dès lors, le cadre de vie ne se limite plus à un abri ; il devient un bout du monde dont on est, l’espace d’un instant, le dépositaire.

L'avis de F. Mayaud :

Une fenêtre, à l’image de celles qu'Edward Hopper aimait à peindre pour ce qu’elles ne dévoilent pas de leur intérieur (City sunlight - 1954, Sunlight in a cafeteria - 1958). Celui qui jette un œil sur cette couverture sera invité par le titre, Ici, à pénétrer dans le noir profond de la vitre qui dissimule ce qui se joue derrière : l’histoire et les histoires de ce lieu, enchevêtrées les unes dans les autres, dans tous les sens du terme.

Le point de départ d’Ici pourrait résider dans un autre tableau d’Edward Hopper, Rooms by the sea (1951), qui apporte « une dissonance d’ordre visuel, désorientante, en une métaphore sur la condition précaire de l’architecture » (1). Album expérimental qui, au service d'une idée phare, utilise des codes narratifs de façon ciblée, Ici n'en dispose pas moins d’atouts pour parler au plus grand nombre : un fourmillement de trouvailles aussi intrigantes que frappantes et un propos à la fois simple et universel. Passé le temps de l’étonnement - ce qui n’a en soi rien de négatif, bien au contraire -, le lecteur a le plaisir de devenir le dépositaire du temps de sa lecture.

Néanmoins, derrière la démonstration formelle remarquablement menée, la disparité qualitative des différentes trames qui composent le récit ternit parfois son côté enthousiasmant. Si certaines séquences ou certains arrêts sur image sont bluffants, d’autres semblent s’en tenir à meubler les murs. Ce choix permet à Richard McGuire de conférer une véritable force à la mise en scène d’éléments qu’il veut mettre en valeur, mais il induit aussi quelques longueurs. Cela tant et si bien que l’ensemble ne parvient pas réellement à prendre corps, qu’il ne mène au final un peu nulle part. C’est peut-être le principe, cependant, ce qui aurait pu rester en suspens dans l’esprit du lecteur s'en trouve quelque peu dilué dans la masse et perd ainsi de sa potentielle puissance. Les tableaux figés d’Edward Hopper, eux, ne cessent d’interroger.

Truffé de surprises, tant par l’incroyable exploration des possibilités graphiques offertes depuis un angle de vue unique que par les basculements qui, parfois, s’opèrent l’instant d’une case, la lecture d’Ici se révèle fluide et, malgré quelques réserves, agréable de bout en bout.


1/ Un théâtre silencieux : l’art d’Edward Hopper, par Walter Wells