Petites coupures à Shioguni

J apon. Zone urbaine de Shioguni. Chroniques « ordinaires » de la vie d’un quartier le temps d’une soirée. Kenji, un restaurateur désabusé, se fait agresser par des yakuzas. Un chauffeur de taxi conduit une jeune voleuse en fuite. Trois traine-lattes rêvent à une vie meilleure. Un policier fan de catch et une fille à papa aimeraient manger tranquillement. Un livreur de Konbini et le propriétaire de la boutique se bagarrent. Une voiture accidentée entrave la chaussée. Un tigre se balade dans la ville. Sans oublier l’importance d' un hippopotame bleu. Tout cela perturbe la soirée du commissaire qui ne songe qu’à dîner d’un bon bol d’udons. Comment et dans quel ordre ces événements se sont-ils déroulés ? Sont-ils liés ? Les choses ne sont jamais aussi simples qu’elles en ont l’air !

Florent Chavouet avait déjà montré qu’il aimait le Japon avec ses carnets de voyage Tokyo Sanpo et Manabé Shima ou il se mettait en scène. Il a maintenant passé le cap de la découverte du pays et s'est suffisamment imprégné du Japon pour raconter une histoire qui s'y passe sans chercher à "juste" faire un récit de voyage. Petites coupures à Shioguni est un « polar ». Pas un roman noir rempli de meurtres sanglants mais un livre qui préfère la description d’un quotidien perturbé. Tout est dans l’ambiance de ce quartier parfaitement retranscrit. Jamais l’impression n'est donnée d’un Japon fantasmé par un occidental. Tout paraît juste. Sans cliché.

Petites coupures à Shioguni narre plusieurs faits divers se déroulant dans un quartier japonais durant quelques heures d'une nuit. Toutes les histoires se croisent et s'entrecroisent. La trame prend la forme d'un dossier d'enquête ou chaque protagoniste raconte sa version de cette nuit. L'intérêt repose sur le fait que, comme dans une enquête de police, la vérité de l'un n'est pas celle d'un autre. L'histoire ne suit pas un ordre chronologique et, selon les intervenants du récit, le spectateur migrera dans le temps à un moment donné de la nuit. La trame, éclatée, rappelle Pulp fiction. Le lecteur est quasi dans le rôle de l’enquêteur et doit lui-même démêler ce puzzle au cours des différents interrogatoires.

Ce jeu de fausses pistes, plutôt drôle, est renforcé par la mise en page de l’ouvrage. Formellement, c’est très fort. Le livre alterne cartes de quartier, coupures de presses, notes de dossier, rapports de police, illustrations et bande dessinée. Le dessin est semi-caricatural et les couleurs flashy ne plairont pas à tout le monde, mais cela sort de l’ordinaire. Florent Chavouet explose le format BD habituel, recourant rarement à des cases et des bandes. En feuilletant rapidement le livre, on pourrait croire à tort qu’il s’agit d’un récit illustré. Les magnifiques pleines pages sautent aux yeux. Pourtant, l’art séquentiel est bien en place. Chaque détail a son importance et, souvent, seuls un indice en arrière-plan, un mot dans un carnet ou un article de journal permettent de faire le lien entre les différents événements narrés. Un retour en arrière peut s'avérer nécessaire pour tout bien appréhender.

Le superbe boulot des éditions Philippe Picquier est à saluer: le livre est de toute beauté avec son format cartonné et une belle couverture résumant parfaitement l’ouvrage. Par contre, tout ce qui est beau se paie et les 21,50 € à débourser en rebuteront malheureusement plus d'un. Espérons toutefois que le prix du polar obtenu à Angoulême remette en tête de gondole ce livre passé relativement inaperçu lors de sa sortie.