Spirou et Fantasio 54. Le Groom de Sniper Alley
D
’un tir de roquettes bien placé, les Alliés ont mis fin à la dictature aswanaise. L’ex-dictateur Aljâfa éliminé, c’est tout un pays qui s’ouvre à la démocratie. Du moins le pense-t-on en Occident, où les interventions armées dans des régions en guerre découlent d’une vieille tradition. La réalité est évidemment plus complexe, la chute du tyran ayant entraîné un éclatement de violence entre clans rivaux. De quoi replacer au cœur de la problématique le sort de citoyens livrés à eux-mêmes et dépossédés d’une modernité qui, malgré tout, avait progressé sous l’ancien régime.
Peut-être pour la première fois dans une aventure de Spirou et Fantasio, l’intrigue fait référence de manière frontale et extrêmement réaliste à une actualité politique et militaire, soit la fin de certains potentats dans des contrées qui s’en remettent difficilement. Et si Aljâfa remplace Kadhafi ou Saddam Hussein, il n’en est pas moins vrai que Yoann et Vehlmann choisissent d’ancrer leur récit dans le réel. De la même façon, l’histoire racontée dans ces pages fait intervenir une archéologie qui est en lien avec la civilisation d’Alexandrie, ce qui constitue un repère historique supplémentaire. Le tout induit un changement de ton, renforcé encore par une description détaillée du conflit qui se joue : les auteurs plongent leurs héros dans les rues défigurées par les impacts de balles et de mortier, tandis que les dégâts humains et matériels pour les populations locales ne sont jamais masqués à la vue du lecteur. Le traitement humoristique de certaines séquences vient tout de même rendre la lecture divertissante sans occulter son côté tragique.
Tout doucement, Yoann et Vehlmann semblent donc trouver leurs marques, proposant un juste équilibre entre respect de l’identité de la série et modernisation. Cette modernisation, dont témoigne l’utilisation récurrente et assez inhabituelle de cliffhangers, était sans doute nécessaire pour toucher un nouveau public, en dehors des sempiternels nostalgiques et autres coupeurs de cheveux en quatre. Pour un ado, le recours par Martin à un langage « d’jeuns » passera comme une lettre à la poste, tout comme la présence d’une technologie actuelle tombera sous le sens. Seul gimmick qui pourra s'avérer lassant à la longue : comment faire porter son costume de groom à Spirou dans un monde où un tel accoutrement serait normalement incongru ? Au niveau du casting également, les auteurs rappellent sur les planches quelques figures connues tout en s’amusant de toute évidence à mettre en scène de nouveaux acteurs. On parlait de Martin, scientifique loufoque issu des Géants pétrifiés, mais l’apparition d’un parent de Vito Cortizone est tout bonnement succulente. Tout ce beau monde se côtoie sans trop de mal, la galerie de protagonistes s’élargissant sans que les uns et les autres ne se marchent sur les pieds.
Alors que la reprise de cette série mythique paraît enfin décoller, le seul bémol portera sur un dessin qui, parfois, manque encore de rigueur. Si les personnages s’animent naturellement et que Spip retrouve la place qui lui revient de droit, il est regrettable que les décors ne bénéficient pas de la même attention. Certains arrière-plans sont à peine esquissés ou peu cohérents, et ce n’est pas sans effet sur la lisibilité ou le plaisir de lecture.
6.0