La machine à influencer
Q
uel est le rôle des journalistes ? Donner au public ce qu'il veut entendre, ou ce qu’il est nécessaire qu'il entende ? Mais alors, qui décide de ce que le public est censé attendre, ou de ce qu’il doit impérativement savoir ? Cette façon dont les média créent l’information, la hiérarchisent, la présentent, l’amplifient ou la minimisent, ces questions sont au cœur de la Machine à influencer, justement sous-titrée : une histoire des média. Car depuis que l’information circule, il est tentant de la contrôler, de la manipuler, de l’utiliser à dessein. Que ce soit les puissants, les gouvernants, les opposants, tous essayent d’influencer la machine médiatique. Mais dans quelle mesure cette dernière pèse-t-elle véritablement sur l’opinion, quelle est son emprise réelle sur le cours des événements ?
Équivalente new-yorkaise de notre Daniel Schneidermann national – qui préface d’ailleurs le livre –, Brooke Gladstone est une chroniqueuse radio spécialiste de l’étude de la presse. En accumulant les anecdotes, les épisodes historiques, en décortiquant le fonctionnement des gazettes d’antan ou des chaînes d’info modernes, en pointant du doigt leurs errements et leurs travers, la journaliste explore tous azimuts la galaxie médiatique. Bien que la plupart des faits illustrant le sujet soient tirés de l’histoire, récente ou non, des États-Unis, leur pertinence demeure néanmoins universelle. Et l’humour omniprésent dans l’ouvrage incite bien volontiers à tourner les pages pour en découvrir la suite. Le choix de Josh Neufeld (A.D. La nouvelle-Orléans après le déluge) pour mettre en images cet exposé s’avère judicieux : son trait simple et réaliste, son encrage appuyé, mais surtout sa mise en page inventive et énergique, servent idéalement le discours, organisé en courts chapitres dynamisant la lecture.
Saison brune, Les meilleurs ennemis, La survie de l’espèce, et désormais La machine à influencer, l’essai d’analyse politique est décidément un genre en vogue dans le neuvième art. Il faut dire que sa puissance narrative sert particulièrement bien les intentions pédagogiques de ces œuvres, mais il convient aussi de constater que la bande dessinée reste soumise aux mêmes exigences de rigueur architectonique que n’importe quelle forme d’expression, et que c’est bien ce qui fait défaut ici pour pleinement satisfaire l’esprit. Les séquences s’enchaînent, délivrant une masse colossale d’informations, tantôt déclinées chronologiquement, tantôt groupées thématiquement, mais faute d’une ligne directrice claire, le lecteur absorbe ces données – par ailleurs hautement instructives et parfaitement édifiantes – sans en discerner pour autant la finalité. Car si les auteurs – on l’a vu en préambule – posent beaucoup de questions, s’ils rapportent nombre de faits pour éclairer leur propos, ils se gardent bien d’apporter la moindre réponse. En renvoyant dos à dos journalistes en manque d’éthique et public par trop indolent, il ne reste que cette frustrante sensation, faite de fatalisme et d’impuissance, face au fonctionnement des média.
Malgré cette ultime indécision, le décryptage approfondi et savoureux des mœurs journalistiques et des dérives médiatiques mis ici en lumière font de cette Machine à influencer un véritable manuel de lutte contre les désinformations de tous poils.
6.0