Vacuum
"On le sentait partout, il s’était passé un truc".
Bien loin du monde des adultes - "ils ont baissé les bras, se sont accommodés de tout" -, l’adolescence. Cette période de la vie, avec ce qu’elle comprend de paradoxes en termes d’hypersensibilité et d’insensibilité, d’inhibition et de désinhibition, a souvent quelque chose d’insaisissable, voire de déconcertant. Transposée avec talent au cinéma par Gus Van Sant (Elephant, Paranoid Park) et Sofia Coppola (The Virgin Suicide), elle l’a aussi été en bande dessinée. De manière notoire, c’est Charles Burns, avec Black Hole, qui a rendu l’un des récits les plus forts autour de cette thématique, mais ce domaine d’investigation semble aussi fort prisé par les auteurs allemands, citons notamment : dans des styles très différents, Ulli Lust avec Trop n’est pas assez (prix Artémisia 2011 et Prix Révélation au festival d’Angoulême la même année), Ulrich Scheel avec Les six coups de Philadelphia et Sascha Hommer avec Quatre yeux). Avec Vacuum, son premier album, Lukas Jüliger se joint à eux.
C’est au moyen d’un dessin très doux, rendu mouvant par une multitude de traits fins, et mélancolique par des couleurs tirant vers le gris, qu’il raconte une histoire où soudain tout s’emballe, avec lenteur, à travers le regard détaché du narrateur ("Je suis le mec le plus nul du monde"). Ce dernier traîne avec - si tant est que le terme "avec" convienne - une sorte de zombie qui n’est pas revenu d’un mauvais trip : son meilleur ami. Alors qu’il somnole dans l’herbe et "essaye de réfléchir" (sic), entre dans sa vie celle qu’il évoquera plus tard avec ces mots "sa tête était légère contre mon ventre. Sa respiration était régulière et profonde, comme si elle dormait déjà". Paix, avant le déchaînement des éléments… Si le drame initial ne semble pas plus les toucher que cela en première approche - le trio évolue de toutes les manières comme à la marge de la vie lycéenne -, la réalité de leur perception se révèle vite plus complexe. Ainsi la scène est-elle rejouée à travers un théâtre de marionnette ; afin de rendre à l’acte une certaine beauté ? "L'adolescence n'est pas seulement une période importante de la vie, (...) c'est la seule période où l'on puisse parler de vie au plein sens du terme" (Michel Houellebecq dans Extension du domaine de la lutte).
Lukas Jüliger imprime une atmosphère faussement cotonneuse à son récit et plonge ainsi ses personnages dans une douce torpeur en décalage avec la violence qui les entoure ; comme si ces événements leur glissaient dessus. Cette impression résulte d’un travail graphique qui, avec une juste mesure, suggère tant le silence - de la difficulté de communiquer - que le langage des corps, ainsi que de cadrages qui placent parfois le lecteur comme en apesanteur et de transitions volontairement confuses. Dans cette ambiance ouatée, qui n’est pas sans faire écho à celle du film The Virgin Suicide évoqué plus haut, la brutalité du contenu de certaines cases, de ce qu’elle révèle sur notre époque, s’impose avec efficacité redoutable.
La couverture exprime avec force, à travers tous ces riens insignifiants éparpillés, la vacuité de l’existence souvent évoquée dans ces pages. Comme un monde en déliquescence ? "Peu importe".
7.5