Le serpent d'eau

P our Mila, frêle adolescente solitaire, les vacances d’été touchent presque à leur fin lorsqu’elle rencontre Agnès, l’observant malicieusement au bord de la rivière. Entre les jeunes filles, l’amitié fleurit aussitôt, faite de regards complices, de liberté partagée et de promesses de se revoir bientôt. Mais Mila n’est décidemment pas une enfant ordinaire. Parce qu’après tout, Agnès est un fantôme, n’est-ce pas, et normalement invisible aux yeux du commun. Bon, il est vrai que cette dernière n’est pas vraiment d’un modèle courant. Car héberger en son sein un poulpe contenant l’essence d’un roi déchu, ou posséder une dentition composée d’esprits gardiens, cela n’est pas non plus donné au premier spectre venu… Et puis, il y a ces songes hantant les nuits de Mila, ces carcasses de molosses errant en meute sur la lande, ces lieux secrets nimbés de magie, ces marches de pierre s’enfonçant dans les profondeurs océaniques. Autant de prémices annonciatrices des épreuves attendant les deux amies…

Comme une obsession revient, dans l’œuvre de Tony Sandoval, ce thème récurrent de l’adolescence fragile, sur fond d’amours ou d’amitiés singulières, avec toujours ces représentations symboliques de la métamorphose, et toujours cette évanescente frontière entre illusion et réalité. Dans le Serpent d’eau cette part de fantastique se fait plus prégnante, dépassant le simple mal-être juvénile pour transposer un monde intérieur bouillonnant en une allégorie épique où s’affrontent forces occultes et puissances salvatrices. Cependant, une délicate attention aux petits détails, une tendresse patente à l'égard de ses personnages, donnent, comme souvent chez l’auteur mexicain, une patine de parfaite normalité aux événements les plus irrationnels.

Témoin de ce glissement affirmé vers le merveilleux dans cet album, le style graphique du dessinateur qui, d’ordinaire, oscillait selon les séquences entre simples aplats et mises en couleurs très poussées, adopte ici un entre-deux de haute tenue. En partant de ses habituels crayonnés travaillés, Tony Sandoval applique sans encrage ses ombres au lavis ou au fusain, puis déploie une somptueuse gamme de tons aquarellés, vifs et lumineux pour les scènes diurnes, denses et profonds pour les passages oniriques. Un résultat éclatant dans les deux cas.

Plutôt qu’une énième variation autour des thématiques fétiches de son auteur, le Serpent d’eau se présente comme la synthèse réussie de son œuvre passée, et un jalon important pour son travail futur. Peut-être même son meilleur album depuis le fondateur Cadavre et le sofa.

Moyenne des chroniqueurs
8.0