Lune l'envers

À l'heure de la rentrée des classes, la jeune Liebling, artiste en herbe, se voit confier par sa mère le secret des femmes. Celui qui lui permettra d'aborder la vie avec une certaine sérénité. Mais sa véritable histoire commence aujourd'hui, dans le futur. En ce jour où elle se rend sur son nouveau lieu de travail, envoyée par l'agence de placement. Au même moment, chez MédiaMondia, Lantz, le fameux dessinateur du Nouveau Nouveau Testament, a rendez-vous avec son éditeur pour un entretien quelque peu tendu. Cela fait trois ans qu'il a touché son avance, très confortable, et qu'il n'a rien livré. Ce n'est pas son refus des nouvelles technologies et son envie de travailler à l'ancienne, à la main, qui vont assouplir ses relations envers sa hiérarchie. Sans compter les problèmes qu'il rencontre dans ses multiples vies amoureuses. Après sa journée catastrophique, Liebling rentre retrouver Lantz, son petit ami. Jeune dessinateur plein de talent, ce dernier vient de se voir proposer de prendre la suite de Pips, l'auteur mondialement célèbre du Nouveau Nouveau Testament. Une telle offre peut-elle se refuser ?

Pour son deuxième album chez Dargaud, Blutch offre ici une œuvre étrangement bigarrée. La première couche est une dénonciation sans fard, et quelque peu grossière, de l'actuelle société de consommation. Poussant à l'extrême le principe selon lequel l'objet produit a moins d'importance que la façon dont il l'a été, il plonge le lecteur dans une anticipation où la plupart des gens sont dépossédés de leur production. Ils travaillent, sans savoir à quoi. Le tout, bien sûr, dans une organisation hiérarchique cloisonnée à outrance. La seconde couche dresse un portrait plus que cynique du monde de l'édition. Les auteurs ne sont bons qu'à être pressés comme des citrons lorsqu'ils ont la chance d'avoir du succès, ou à rester sagement conventionnels s'ils veulent rester dans le système. Face à cet appauvrissement du contexte professionnel, il ne reste réellement que la vie intime, avec son lot de mensonges, trahisons et lâchetés, pour espérer pouvoir se réaliser.

C'est avec un trait que certains qualifieront de charbonneux que l'auteur illustre son récit. A contrario de ce qu'il dépeint, et à l'instar d'un des caractères principaux, il fait ici le choix d'un certain classicisme et d'un certain artisanat. Personnages souvent de pied, décors hautement fournis et texturés, découpage en quatre bandes, l'heure n'est pas à l'économie quand il s'agit de mettre en scène son intrigue. À la colorisation, ou parfois à l'absence de colorisation, Isabelle Merlet apporte une atmosphère particulière à ce scénario quelque peu décalé. Travaillant par aplat, uniformisant les fonds ou certaines parties, elle trouve la juste tonalité aux nombreuses incongruités des situations présentées.

Le résultat est à la hauteur de l'attente. Si le chemin pris en surprendra plus d'un par sa gestion de la temporalité, il en révèle surtout le vrai sujet. Le temps qui passe et son acceptation. Face aux évolutions toujours plus rapides, face à l'adaptation forcée et continuelle qu'impose la société, reste-t-il à l'homme, ou à la femme, une réelle possibilité pour ne pas avoir l'impression d'avoir vécu en pure perte, une fois s'être rendu compte des années passées. Ou est-ce une fausse question, la réponse étant peut-être simplement de vouloir vivre l'âge que l'on se donne ?

Moyenne des chroniqueurs
8.3