Astérix 35. Astérix chez les Pictes

L 'hiver est rude en Armorique. Le manteau de neige rendant vaine toute chasse au sanglier, Astérix et Obélix n'ont d'autre choix que de se replier sur la plage pour y glaner quelques (douzaines d') huîtres. Bien leur a pris, car c'est là qu'ils découvrent un singulier naufragé. Après une prise de contact plutôt glaciale, le village gaulois offrira la chaleur de son asile à Mac Oloch, beau et viril guerrier picte exilé involontaire par le fourbe Mac Abbeh. Fidèles à leur habitude, les irréductibles Gaulois n'hésiteront pas une seconde à aider le jeune éphèbe à rentrer chez lui pour retrouver sa bien-aimée…

En 1959, Albert Uderzo et René Goscinny créent Astérix le Gaulois pour le journal Pilote dont ils sont aussi les co-fondateurs. Cinquante-quatre ans plus tard, cette série représente toujours une des plus grandes aventures éditoriales qu'ait vécue la bande dessinée. Dépassant dorénavant Tintin en termes d'albums vendus dans le monde, chaque sortie d'un nouvel album déclenche une tempête médiatique à laquelle il est difficile d'échapper. Si ce déploiement marketing peut paraître outrancier, il faut garder à l'esprit que les médias en tirent aussi un bénéfice : parler d'Astérix fait vendre, y compris s'il y a peu à ajouter à ce qui a déjà été dit. En soi, cela n'est pas nouveau. Dès 1966, le septième tome, Le Combat des Chefs, tire à 600.000 exemplaires. Ce tirage énorme aujourd'hui est carrément faramineux à l'époque. Plus fort encore, la même année, Astérix chez les Bretons tire à 900.000 unités. Les vingt-sept albums suivants, excepté La Rentrée Gauloise, dépassent tous le million d’albums mis en place. En prenant en compte le parc d'attraction, les nombreuses et régulières adaptations au cinéma, en dessin animé ou encore en jeux vidéo, Astérix est un phénomène à part dans l'édition française.

Ce succès populaire, jamais démenti, résulte d’une alchimie particulière. Jamais l'association entre un scénariste et un dessinateur n'a accouché d'une œuvre aussi exceptionnelle, qui plus est exécutée à une cadence aussi effrénée. De 1965 à 1972, les deux compères offrent quinze aventures de leurs héros. En quinze ans, ils réalisent vingt-trois albums, et non des moindres. Le sens de la peinture sociale de l'un et celui de la mise en scène de l'autre font merveille.

La suite est connue. En 1977, René Goscinny décède. Après un temps de réflexion, Albert Uderzo décide de continuer, tout d'abord en mettant en scène le dernier scénario écrit par son ami, puis en solo, prenant le risque de commettre un sacrilège aux yeux de nombreux lecteurs. Dans un pays de lettres où le dessinateur n'est souvent considéré que comme un simple exécutant, il ose opérer sans son acolyte et consolide néanmoins la réussite d'Astérix. Si ses premières réalisations sont dans la veine des précédentes, il choisit, au milieu des années quatre-vingt-dix, d'orienter la série vers un lectorat beaucoup plus jeune. Ce tournant marque une rupture avec de nombreux fans, sans nuire toutefois à son succès global. Elle est définitivement consommée avec sa dernière production et si le ciel est tombé sur la tête de certains, les fans sont eux sur le c.. . Voulant témoigner de ce qu'il avait connu pendant sa carrière, il utilise sa création pour livrer sa vision de la confrontation entre la BD franco-belge, les comics américains et les mangas japonais. Il est peu de dire que l'idée ne fut pas payante en termes de critique, tant l'album suscita la controverse.

En 2011, Albert Uderzo surprend en annonçant qu'Astérix lui survivra et qu'un nouvel album est programmé avec de nouveaux auteurs à sa tête. L'improvisation n'est pas de mise, car la tâche est plus qu'ardue. Les nouveaux seront de facto comparés à leurs prédécesseurs. Le scénariste en tête, qui devra se confronter à la stature de génie qui accompagne Goscinny. Le dessinateur aura quant à lui la lourde tâche de faire de l'Uderzo alors que ce dernier n'a jamais fait école. C'est Jean-Yves Ferri qui sera l'heureux élu au texte. Il fait partie de la nouvelle génération Fluide Glacial, apparue il y a une vingtaine d’années et ayant donné un nouveau souffle au magazine (en compagnie de Larcenet, Blutch, Gaudelette, Coyote…). Il est connu du grand public pour sa collaboration avec Manu Larcenet sur Le retour à la terre, et surtout pour De Gaulle à la plage. Dans un premier temps, Frédéric Mébarki, qui encre les planches d'Astérix depuis longtemps, prend la relève au dessin. Las, il jette l'éponge fin 2012. Didier Conrad, le dessinateur des Innommables, de Donito, Cotton Kid, Raj ou encore Tigresse Blanche, lui emboîte le pas. Il a six mois pour s’approprier le style d'Uderzo et assurer la sortie de l'album prévue le 24 octobre 2013. (date non négociable liée à l’enjeu commercial illustré par l'importance du tirage).

La première lecture de ce fameux premier album sans Uderzo, ni Goscinny, rassurera l'ensemble des amateurs. Astérix et Obélix sont bien de retour. Ferri et Conrad ont respecté le cahier des charges et ont livré une bien sympathique Aventure d'Astérix. Les plus jeunes adhéreront sans problèmes à ce récit émaillés de jeux de mots bien contemporains. L'humour est présent, les baffes aussi. Rien ne manque de ce point de vue. Une fois rassuré, le lecteur sera plus critique. Il se remémorera les anciens épisodes et se rappellera combien les planches étaient claires et aérées. À vouloir trop bien faire, à vouloir surtout ne pas mal faire, Ferri a malheureusement eu tendance à privilégier les passages obligés, ponctués de calembours souvent savoureux, au détriment de l'action globale. Malgré de nombreuses qualités, il en ressort un récit légèrement trop touffu. L'intrigue se résout sans réellement d'obstacles et il en découle une impression de découvrir une succession des scènes, au détriment du rythme global du récit.

Au dessin, Conrad, si l’on tient compte des délais, effectue un travail remarquable pour ce qui est de la prise en main du style du maître ainsi que de la tenue des personnages principaux. C'est sur la mise en scène que le bât blesse quelque peu et que les contraintes de planning ont le plus d'effets. Si l'on réduit souvent sa carrière aux Innommables, il faut rappeler que Conrad est aussi un auteur extrêmement complet et l’un de ceux qui a le plus travaillé la mise en scène et la lisibilité qui en découle. Sur ce plan, il n'est clairement pas de la même école qu'Uderzo. Travaillant sur la perspective et la profondeur, il utilise très peu, dans ses séries, une mise en scène "théâtrale" ou "rang d'oignons" qu'affectionne Uderzo la plupart du temps et où la perspective est "mise à plat". Surtout, le successeur s’attache à dynamiser l'enchaînement case à case, cherchant à faciliter pour l'œil le parcours de la planche. Son Marsu Kids est un modèle du genre. Uderzo possède une autre particularité, celle de ne rien cacher, ni dissimuler. Tout doit être montré et donc dessiné. Cette transparence est d'ailleurs une des clés de son succès. Cette façon de faire a une conséquence : elle demande énormément de temps. Si Didier Conrad s'efforce de mettre en scène "à la manière de", il n'a d'autres choix, par ailleurs, de recourir à ce qu'il sait faire, et surtout ne peut se permettre, par manque de temps, de réaliser de grandes scènes riches en détails, en bagarres ou en décors grandioses. Il met aussi de côté tout son travail sur « le chemin de l'œil ». Comparées aux autres albums, les pages apparaissent souvent ici plus chargées, plus embouteillées, cadrées de trop près. Si son dessin est fortement séduisant, son Obélix en tête, l'ensemble manque souvent d'espace.

Enfin, il manque surtout autre chose, et peut-être est-ce le plus important par rapport à l'historique de l'œuvre et qui tient au fait que Conrad soit arrivé sur le tard, tel un pompier pour illustrer le scénario de Ferri. Si l'ensemble est plus que correct, il ne possède pas le degré de symbiose qu'offrent les albums du duo originel. Car c'est bien ensemble qu'Uderzo et Goscinny travaillaient. S'il plaît à beaucoup de vouloir séparer le travail du scénariste et celui du dessinateur, il faut ici accepter cet état de fait. La grande qualité d'Astérix est d'avoir été écrit dès l’origine à quatre mains. Le duo faisait corps pour imaginer les histoires. Goscinny apportait son talent pour mettre en texte toutes ces réflexions, et Uderzo le sien pour le mettre en scène, et non pas uniquement le mettre en images. C'est cet aspect, souvent oublié volontairement par ses détracteurs, qui a permis à Uderzo de poursuivre avec autant de brio. Il sait faire vivre le récit. Il n'est pas simplement le dessinateur au sens strict du terme, il est aussi celui qui met en scène, fait vivre les personnages. Il correspond pleinement à la définition du dessinateur de bande dessinée.

Ferri et Conrad n'ont pas eu ici le temps nécessaire pour pleinement travailler ensemble, échanger, confronter leurs idées. Si les circonstances rendent la chose compréhensible, cela transparaît malgré tout dans le résultat final. Que ce soit pour le texte ou pour le dessin, il manque probablement un peu « de recul » à cet album. Au sens propre comme au sens figuré. Il serait pourtant malhonnête ici de reprocher ces faiblesses aux auteurs. Face à un tel défi, ils ne peuvent qu'être félicités pour le travail effectué. Ils ont fait le plus dur, rendre possible cette reprise car, qu’on se le dise, Astérix et Obélix sont bien de retour. Réalisé dans des conditions plus sereines, le prochain album est attendu avec une vraie impatience. Par Toutatis, l'aventure continue !