Moi René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag IIB 1. Moi René Tardi, prisonnier de…

R ené Tardi, pressentant le conflit à venir, s’engage dans l’armée peu de temps avant ce qui sera "la drôle de guerre" et ce que l’on a retenu, après une consciencieuse leçon bien apprise, comme étant "la débâcle". Au volant de son char, et convaincu d’appartenir à la plus grande armée du monde, il va connaître de longues années de captivité dans un camp de prisonniers. Cette expérience va le transformer et son fils, 70 ans plus tard, met en image son témoignage.

L’histoire est cruelle mais parfois bien moins que le regard de l’enfant qui n’entraperçoit que trop tardivement qui sont réellement ses parents. Ce récit, au travers de la mise en abîme de l’auteur, agit comme une thérapie pour Tardi. En couchant sur papier ce passé qui a changé René à jamais, Jacques, enfant, exprime les regrets de l’adulte n’ayant pas suffisamment pu discuter avec son père de son vivant. Ce passé qu’il avait décidé de taire pour tenter de l’enfouir, à l’image de la conscience collective de l’époque, plus prompte à encenser les résistants de la dernière heure que les combattants de la première. Abandonnés dès le début des combats par l’état-major français, les soldats furent oubliés et relégués au rang des lâches par un nouveau gouvernement qui avait besoin de héros pour redresser la nation et taire les heures sombres de la collaboration. Ça, jamais René Tardi ne put l’accepter. Poussé à la honte par tous, y compris ceux qui auraient dû assumer, il s’est tu pour ne pas hurler sa haine, pour ne pas "tout péter". Cette colère sera présente toute sa vie et son fils, en réalisant un travail de mémoire exemplaire, essaye aujourd’hui d’en comprendre l’origine.

D’abord narquois, voire agaçant d’insolence, le fils devient compréhensif et regrette les non-dits et les questions qu’il n’a pu poser et qui se trouvent maintenant sans réponse, à jamais. Moi, René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag IIB n’est pas une biographie, c’est un témoignage sur une partie de notre histoire occultée par des drames plus grands encore. L’œil du prisonnier s’est posé sur tout. À part crever la dalle, ou crever tout court, il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire que d’observer. Et René, il n’a fait que ça, observer, et tout s’est ancré dans son esprit. D’une ancre à l’autre, il n’y a eu qu’un pas que le fils dessinateur aura mis plus de quarante ans de métier à franchir. Plusieurs cahiers noircis méthodiquement dans les années 80 donnent la matière nécessaire à l’écriture et ne laissent que peu de place à l’imaginaire. Les vides laissés par les "oublis" liés au temps ou à la volonté sont rappelés par le bambin gambadant dans les miasmes de la vie de détention. Éludés, ils sont comblés par les emportements du prisonnier se remémorant une saloperie de gardien, une lâcheté de politicien ou un vague espoir déçu. De perte en désillusion, cinq années vont passer sans calmer une fureur qui ne pourra s’éteindre.

Passé maitre dans l’art de dépeindre l’austérité de la guerre, surtout la "Grande", Jacques Tardi opte pour le découpage horizontal qui lui permet de dessiner en panoramiques, vues particulièrement adaptées au mode descriptif retenu. Toujours témoin, son père est souvent relégué de côté pour privilégier la vie du camp. C’est la petite-fille de René qui s’attelle aux couleurs et parsème la grisaille d’un rouge sang de circonstance. Une constante impression d’hiver recouvre d’une chape de plomb une ambiance qui ne peut être que de désolation. L’abandon et le dénuement ont marqué ces hommes et le dessin en restitue l’âme devenue grise.

Puiser dans son patrimoine familial douloureux pour construire un récit d’une telle intensité participe à la constitution d’une œuvre magistrale incontournable. Après avoir marqué de son sceau la Ders des Ders, Tardi participe à la constitution du souvenir des prisonniers délaissés. Leur retour en France sera une autre histoire, sans doute pas plus réjouissante mais assurément passionnante à lire.