Batman - Dark Victory Amère victoire

I l y a deux types de récits de Batman. Ceux qui innovent, créent de nouveaux personnages, de nouvelles situations et vont de l’avant, et ceux qui revisitent la série avec toute sa liturgie, ses héros, ses martyrs et ses lieux de culte. Ce sont souvent ceux qui émerveillent le lecteur qui, comme un enfant, demanderait qu’on lui raconte inlassablement la même histoire. Indéniablement, Amère victoire se classe dans cette seconde catégorie.

Eisner Award 2002 du meilleur album, cette intégrale du run concocté par Jeph Loeb et Tim Sale raconte, à la marge, la genèse de Robin, le fidèle compagnon de Batman. Peu après l’arrestation d’Holiday, un nouveau meurtrier sévit à Gotham : un tueur de flics. Vertueuses ou corrompues, les victimes s’accumulent au rythme de une par mois, les jours de fêtes. Seul point commun, des jeux du pendu sont laissés par le meurtrier, gribouillés sur des feuilles issues des dossiers de l’ancien procureur Harvey Dent, alias Double Face.

Avec cette histoire dans la continuité de Batman, un long Halloween, déjà réalisé par le même duo, Jeph Loeb est en pleine possession de l’univers. Tout en proposant un polar des plus noirs, il convoque avec intelligence, et non sans humour, toutes les icônes qui font le charme de la licence. Le Pingouin, le Joker, l’Épouvantail, les mafieux du clan Falcone, Catwoman, et bien d’autres encore. Ils ont tous leur rôle à jouer dans cette sale affaire. Sans oublier une petite nouvelle, Miss Porter, la remplaçante du procureur aliéné. Un fort caractère, celle-là, pour ne pas dire une sacrée chieuse. Dans cette large galerie, peu nombreux en sortiront indemnes, ni même vivants. Au point que le lecteur ignorant la volonté de l'éditeur de rénover ses séries s’étonnera de la latitude laissée par DC au scénariste pour supprimer d’aussi illustres personnages. Mais il en va des comics comme des dessins animés, on n’y meurt jamais tout à fait.

Coté graphisme, chaque dessinateur qui s’attelle à la licence tente d’imprimer sa patte à l’apparence de Batman. Les oreilles plus ou moins écartées, courtes, mi-longues ou carrément démesurées. L’angle aigu ou obtus. La mâchoire plus ou moins prognathe. Chacun y va de sa trouvaille. Tim Sale, lui, se contente de dessiner Batman tel qu’on l’imagine. Il joue avec les contrastes et les volumes, enchaîne sans problème un gros plan fait de deux taches avec des scènes de crime saisissantes de détails. Il s’amuse des formes lascives des femmes avec la même dextérité qu’il campe un Joker à la dentition improbable. L’architecture n’est pas en reste : intemporelle Gotham avec ses tours défiant le ciel, ses bas-fonds en briques ambiance "prohibition", les égouts à la Eisher, l'asile d'Arkham, le ténébreux manoir de Bruce Wayne et sa Bat-cave. Tout semble être un terrain de jeu pour un auteur qui, à l’équilibre entre la rondeur de Will Eisner et la violence de Frank Miller, est au sommet de son Art.

Aussi sombre soit-il, Batman, Amère victoire n’en est pas moins jouissif, recyclant avec bonheur les fondamentaux de la série tout en racontant, non pas une nouvelle aventure, mais la légende de Batman. La vraie.

Moyenne des chroniqueurs
8.7