Carmen Mc Callum 12. L'eau du Golan
J
érusalem 2054. Un détachement des Nations Unies a pour mission de nettoyer la Ville Sainte des drones qui l’ont infestée. Dès le premier accrochage, il se heurte à un nid non répertorié. C’est l’hécatombe. Réfugiés dans un fast-food, seuls survivent le chef d'escadron et une jeune recrue : Carmen.
Ce qui impressionne dans le futur créé par Fred Duval, c’est sa cohérence. Entamée il y a presque vingt ans, et forte d’environ autant d’albums, la saga de Carmen Mc Callum décrit une société aux mains des multinationales où la préservation des ressources naturelles est une lutte de chaque instant. Sa crédibilité repose sur le tableau politique, économique et social à peine noirci et un avenir qui se profile chaque jour un peu plus, à grand coup de beaux discours et de candides projets de lois détricotés sans vergogne par les lobbies des grands acteurs économiques. Fred Duval réussit à réenchanter son univers grâce à ses visions prospectives en matière de technologie, de conquête spatiale, de nanotechnologie, ou encore de cybernétique, d’intelligence artificielle, de manipulation génétique et de mondes virtuels. Tous les avatars de l’anticipation, loin d'être relégués au simple rôle de toile de fond exotiques ou accessoires, sont au service de l’intrigue et parfaitement intégrés à la diégétique du récit. Et si résultat reste un peu effrayant, au-delà du frisson, il ravira à coup sûr l’amateur de science-fiction.
L’univers proposé est tellement touffu qu'il a vite été étayé par de nombreuses séries connexes. Deux ans après sa création, la mercenaire du futur s’est vue rejointe par Travis, vieux routard des étoiles dont les aventures, si elles se déroulent quelques années avant celles de Carmen, n’ont rien à envier à la “série mère”. notamment en y invitant des méchants bien plus charismatiques. La société dans laquelle évoluent les deux héros étant identique, il était inévitable qu’ils se rencontrent. Ce fut le cas à l’occasion d’un recueil d’histoires courtes, Carmen + Travis, qui revenaient aussi sur des personnages secondaires. Même le cyber-pirate Pacman a eu son propre album. Comme si cela ne suffisait pas, Fred Duval s'est offert en 2006 avec Code Mc Callum, le luxe d’une préquelle, revenant sur l'adolescence de Carmen et la douloureuse mutation de la jeune activiste de l’IRA qu’elle était en tueuse froide au service du plus offrant. Il saisit aussi cette opportunité pour d'approfondir la personnalité de l'héroïne, décrire les liens affectifs qu’elle entretient avec divers personnages et mettre en place la guerre commerciales que se livrent les différentes multinationales qui, plus tard, s’offriront ses services ou subiront ses assauts.
Dans cette vaste entreprise, le scénariste a été soutenu par de nombreux dessinateurs. Sur la série principale, deux auteurs se sont succédés. Au début du premier tome, Gess flirte volontiers avec le style d’Olivier Vatine, avant de s’en affranchir et de trouver ses propres marques. Mais le graphisme sera en constante évolution, jusqu’à L'appel de Baïkonour où il servira avec un encrage très sombre, presque torturé, sans doute l’un des meilleurs épisodes de la série. Lorsque Gess se lance dans l’aventure de La Brigade Chimérique et passe le flambeau à Emem, celui-ci se coule dans le moule sans faire de vagues, proposant un dessin très aseptisé. Puis, peu à peu, il va lui aussi s’approprier la série allant, par exemple, jusqu'à bannir définitivement les onomatopées, réalisant des scènes d’actions se déroulant dans un silence assourdissant. Dans L'eau du Golan, Emem surprend en expérimentant un encrage des aplats en hachures, s’éloignant ainsi de l’ambiance un peu proprette des précédents opus. Côté couleurs, il en va de même : exit les chatoyants lagons néo-calédoniens. Pour dépeindre une Jérusalem en ruine, Vincent Froissard opte pour des teintes froides où prédominent des verts, des bleus et des marrons très ternes, achevant l’atmosphère oppressante de l’ensemble.
Ce douzième album réussit le tour de force de mettre un terme (provisoire, espérons-le) à trois séries en même temps : Le cycle de l’eau de Travis, Le cycle de Dommy de Carmen (et inversement) et clôt un vieux chapitre laissé en suspens dans Code Mc Callum. Et le tout passe comme une lettre à la Poste ! L’auteur se permet même un clin d’œil appuyé à Météors, une autre de ses créations se déroulant dans un lointain futur, l’intégrant de facto à la saga.
Rigoureux, visionnaire, Fred Duval endosse toujours un peu plus les habits de maître du genre au service d’une bande dessinée qui sait à la fois être grand public, militante et de qualité. Dénoncer les possibles dérives de notre société en perpétuel devenir tout en étant distrayant, voilà l'apanage des grands auteurs de science-fiction.
7.5