Flood!

R ecueil d’histoires muettes, Flood ! se présente comme un hommage aux woodcut novels, ces histoires sans paroles réalisées par quelques maîtres de la gravure sur bois dans la première moitié du vingtième siècle. Si la filiation est artistique, elle est aussi politique. Ainsi quand Lynd Ward dépeignait avec force l’Amérique de la dépression dans le sublime Vertigo, que Frans Masereel teintait volontiers ses gravures de préoccupations anticapitalistes, Eric Drooker s’attache à décrire la décomposition d’une société bâtie sur la violence et l’exclusion. S’il prend New York comme cadre, c’est pour ce que la ville représente symboliquement dans sa verticalité sociale et architecturale. L’ascension peut y être aussi vertigineuse que la chute au pied des gratte-ciels ou en bas de l’échelle sociale.

Ainsi, la première des trois nouvelles (Home) met en scène la vie d’un homme qui, sans préavis, va tout perdre. A mesure que le désespoir grandit, que la déchéance s’installe, le récit s’accélère, les cases se démultiplient. Une descente aux enfers qui se poursuit le long de la ligne L, sous la 14ème rue (L). Bercé par le roulis du métro, un homme – le même, un autre ? – s’endort. Le voici convié à un étrange voyage dans le temps et la mémoire de la ville. Le cœur de New York semble battre d’un pouls primitif quand les tunnels se recouvrent de signes, de hiéroglyphes, de peintures rupestres. Autant de manifestations de l’inconscient, celui de la cité, les rumeurs d’un paradis perdu sacrifié sur l’autel d’un Empire. Tandis que l’homme s’enfonce sous la terre, l’image se libère, la planche se déstructure. Mais le trajet ne dure qu’un temps, l’homme émerge. Il pleut averse. La ville se noie, l’artiste est saisi de visions de fin du monde (Flood !). Un déluge, des flots bibliques. Des signes encore. Une allégorie de l’Amérique se dessine sur un corps tatoué. Personne n’est innocent et nul ne saura sauvé des eaux. Le graphisme se fait anguleux, distordu, magnifié par cette encre noire, parfois bleutée, lacérée au cutter, à la lame de rasoir. Où comment la technique de la carte à gratter se met au service d’une œuvre muette à l’éloquence visuelle pourtant intacte.

Moyenne des chroniqueurs
6.5