Blast 1. Grasse Carcasse
U
n fait divers de plus. Un homme en garde-à-vue suspecté d’avoir agressé une femme. Menottes, interrogatoire, des aveux, un rapport à consigner : la routine. Sauf que le client n’a rien d’ordinaire. Polza Mancini, 38 ans, obèse, un casier long comme le bras, défie les lois du genre comme celles de la gravité. Et s’il se confesse, ce sera à sa manière, à ses conditions. Aux enquêteurs de l’écouter, de démêler le vrai du faux, de remonter aux origines du drame, de trouver la faille du bloc de néant qui leur fait face.
Le huis clos de prendre des fausses allures de thriller psychologique tant il est difficile de faire la part de ce qui relève de l’invention, du délire d’un psychotique ou de la manipulation. Comment accorder du crédit à un homme qui prétend avoir fait l’expérience du « blast », une sorte de révélation métaphysique, de bouleversement interne ? Un écrivain au surplus, en d’autres termes, un falsificateur, un modeleur du réel qui semble autant se haïr qu’il hait ses congénères. Les flics vont pourtant le laisser recomposer son périple. Le voyage, déjà sujet à caution, s’annonce aussi erratique qu’éprouvant.
Manu Larcenet brosse l’itinéraire d’un fugueur volontaire, l’histoire d’un type qui déraille et choisit volontairement de vivre en marge. Polza Mancini s’est fait vagabond, ermite, clochard céleste. Un homme qui, au décès de son père, a renoncé à son chemin de croix pour emprunter des sentiers de traverse et s’enfoncer dans les bois. L’album de se présenter comme le récit d’une errance, une déambulation hasardeuse ordonnée par les seules nécessités du quotidien : dormir, se laver, se miner la tronche à force mélange de gin, de médocs et de barres chocolatées, puis, cuver et fixer béatement le paysage. Polza est un individu en rupture, libéré de toute contrainte extérieure, et qui a fait le choix de l’ensauvagement auprès d’une nature vénérée.
Blast, c’est la mise en chantier d’un univers en roue libre, autiste et détraqué, poussé par un étrange désir de spiritualité sans que l’on sache s’il s’agit d’une simple crise de delirium tremens, du délire d’un aliéné ou d’une forme de lucidité supérieure occasionnée par un choc mystique. Aux côtés de Polza, il ne s’agit pas simplement d’arpenter un territoire réel mais aussi de se plonger dans un monde intérieur dépourvu de repères et d’horizon, un espace illimité, celui de l’esprit, où le goût de l’isolement se fond dans un désir de néant. Polza fait figure d’égaré, de pèlerin d’un nouveau genre. Que cherche-t-il ? A disparaître sans laisser de trace, à s’abandonner à la contemplation ?
Cette errance, c’est aussi l’occasion pour l’auteur de mettre en page des paysages aux lumières superbement contrastées, de créer des ambiances crépusculaires, de renouer avec quelque chose de primitif : l’obscurité la plus noire, la clarté la plus blanche. Sur de grandes planches empreintes d’une mélancolie glacée, se déploient des lavis de noir à l’aquarelle, un dessin charbonneux à la mesure de l’inquiétude et de l’effroi qui ne cessent d’étreindre le lecteur. Surtout, la confession génère des non-dits, des gênes, des omissions volontaires, des hésitations. A mesure que, lentement, Polza se raconte, Manu Larcenet s’essaie à une narration plus cinématographique, à une ponctuation quasi naturaliste aux confins du réalisme, de l’impressionnisme. Il multiplie les blancs, les silences. Le personnage est parfait pour cela. Hors norme de par ses dimensions, "épais et tordu", il autorise toutes les expérimentations. Polza emplit la case de son physique écrasant, de cette carcasse dont il ne peut se défaire et qui comprime jusqu’aux autres personnages, réduits à interpréter les seconds rôles. Une manière aussi pour Larcenet de jouer sur les contrastes et les gros plans, de se laisser aller aussi à un graphisme émotionnel, sensitif, aussi épidermique et couperosé que le nez de son anti-héros. Un dessin à fleur de peau, à fleur d’un mal dont on sait déjà qu’il adviendra.
Avec Blast, Larcenet livre une œuvre sombre et poétique même s’il s’aventure, ce faisant, sur des terrains qu'il emprunte depuis longtemps. Ainsi, on y retrouve des thèmes qui lui sont chers : la mort, la dépression et l’angoisse, mais aussi les désillusions de la lutte des classes, une tendresse pour la faconde des ivrognes de même qu’un certain goût pour les déclassés, les laissés pour compte, ceux pour qui la solitude est un refuge aussi bien qu’une souffrance. Ainsi cette "République Mange misère" où s’est recréée – pour combien de temps ? - une solidarité instinctive, celle de la débrouille entre miséreux.
La conclusion s’annonce pleine de sécheresse et de violence émotionnelle. L’issue semble inéluctable et pourtant, le voyage est captivant.
» La bande-annonce de l’album.
8.2