J'ai le cerveau sens dessus dessous

N ouveau venu de la scène indie, David Eatley s’est déjà illustré par quelques couvertures au New Yorker ou dans la revue McSweeney’s. Chris Ware le reconnaît par ailleurs comme son digne héritier. Autant dire que son premier long shot, J’ai le cerveau sens dessus dessous, suscitait quelques attentes qu’il restait à satisfaire.

Premier point positif, la version française de l’album apparaît particulièrement soignée et semble scrupuleusement respecter la forme de l’édition américaine : une gageure en soi et un travail respectueux de la maniaquerie d’un auteur qui, de ce point de vue, n’a effectivement rien à envier à son illustre mentor. Pour le reste, le sujet est autobiographique et la couverture annonce la couleur : « un récit graphique ». Rien de très surprenant, à parcourir, au hasard, la liste des dédicataires avec, parmi d’autres, des remerciements adressés à Art Spiegelman, Dan Clowes, Seth ou Ivan Brunetti.

Il restait à plonger dans les méandres de la mémoire de l’auteur. Le sommaire a des allures de radioscopie, de coupe longitudinale du cerveau. Cinq régions troublées à parcourir, un cervelet aux territoires œdipiens : « Histoire sexuelle », « Histoire noire », « Portrait de ma mère », « Portrait de mon père », « Histoire familiale ». Une mission d’exploration en quelque sorte : baliser grossièrement le terrain avant d’en reconnaître dans le détail les moindres parcelles. David Heatley tente de mettre un peu d’ordre dans le chaos de son esprit. En un mot, il s’agit d’ordonner littéralement ses pensées, se livrer sans fard, quitte à se salir les mains. Heatley interroge son passé, son enfance, la généalogie familiale, mais aussi sa sexualité, ses rapports aux autres, particulièrement à la communauté noire. L’itinéraire est à peine balisé, la promenade, en équilibre fragile sur des frontières périlleuses : celles des souvenirs, mais aussi des angoisses. La narration se ressent de ce sautillement de la pensée. Peu conventionnelle, elle peine à s’appuyer sur des débris épars, tout juste quelques fragments oniriques, autant de particules volatiles que l’auteur s’attache à consigner quand bien même elles revendiquent leur indépendance. Le récit, déjà dense, souvent cru, tourne à l’inventaire maniaque, à l’obsession de l’étiquetage, sans parfois de fil chronologique ou de logique un tant soit peu séquentielle. Les histoires se croisent, s’enchâssent les unes dans les autres sans interruption, sans jamais qu’une pause ne soit ménagée. A cela, s’ajoute un découpage quasi claustrophobique, un gaufrier de six cases par huit où les vignettes paraissent se succéder sans fin. Au carrefour du rêve, de la confession, de la psychanalyse, ce récit très intérieur, long et insidieux, déploie une profondeur qui, si elle n’atteint pas la perfection formelle d’un Jimmy Corrigan, s'avère proprement vertigineuse.

A la manière d’un Harvey Pekar (American Splendor), David Heatley a ce don pour rapporter des évènements sans rapport sans pourtant les dissocier, sans même établir de hiérarchie entre les uns et les autres. Les mêmes cases, zéro emphase. Comme si la thérapie passait par ce souci d’honnêteté : rapporter les faits, juste les faits ; instruire à charge et à décharge. Ainsi fonctionne le récit central, sans doute le plus difficile d’accès, le plus long au surplus, à peine aéré par de réjouissantes chroniques hip-hop. Dans cette « Histoire noire » - la seule en noir et blanc -, se succèdent les portraits de tous les afro-américains rencontrés par l’auteur depuis qu’il est en âge de se souvenir. Peu à son avantage, l’auteur s’y dépeint avec ses contradictions, ses faiblesses. Autant de défauts qui brossent aussi le portrait d’une certaine Amérique, du racisme ordinaire, des relations entre les communautés, qui, loin du melting pot proclamé, paraissent plutôt fonctionner sur un mode alternant l’attirance et la répulsion. La chronique personnelle se fait aussi sociale, quasi politique. Il y a du Bitterkomix qui sommeille en ces pages. Le titre de l’album fait soudain sens : J’ai le cerveau sens dessus dessous, My Brain is hanging Upside Down, clamaient les Ramones. Heatley parle de lui. Ce faisant, il parle de nous. Une sensation familière se fait jour, celle d’assister au déroulement d’une vie sans histoire, au quotidien d’un ordinary guy. Rien de très glorieux et pourtant…

» Les méandres du cerveau de David Heatley
» La bande-son de l’album ici ou .

Moyenne des chroniqueurs
7.3