Jolies ténèbres

A urore prend le goûter en compagnie d’Hector, son Prince charmant, lorsque le plafond et les murs en guimauve se mettent à dégouliner. Paniqués, ils fuient pour surgir, accompagnés d’une foule de minuscules individus, du corps inanimé d’une fillette allongée dans les bois ! Aurore, pleine de bonne volonté, prend immédiatement la direction des opérations et tente, du mieux qu’elle peut, d’organiser toute cette petite communauté, de répondre aux premières nécessités, de nourrir, de trouver des abris à ses compagnons. Seulement la tâche se révèle difficile, les personnalités étant bien trempées et l’environnement hostile pour de si petites créatures...

Cela commence comme un conte de fées. Toutefois, l’illusion ne tient que quelques pages puisque cette petite fille étendue dans un sous-bois est morte et que son cadavre sert d’arrière plan à ce qui est en réalité une histoire cruelle et poignante. Confrontée aux trahisons, aux jalousies et aux velléités, Aurore n’est pas épargnée et doit lutter pour survivre jusqu’à en perdre son innocence.
Et le récit ne ménage pas non plus le lecteur. Dur et implacable comme la nature sait l’être, il maintient une tension, un malaise, alterne des phases plus légères et surréalistes, mais ramène inéluctablement à la mort de cette enfant et à sa décomposition au fil des saisons. L’atmosphère morbide est parfois si pesante que le lecteur se surprend à sourire des pires cruautés que subissent certains personnages. A titre d'exemples, voir le sort de ces danseuses triplées qui finissent chacune leur tour de façons absurdes, ou encore cette pauvre Timothée enterrée vivante de son plein gré, dans une trousse d’écolier.

Le dessin à quatre mains de Kerascoët, pseudonyme qu’empruntent Marie Pommepuy et Sébastien Cosset, dessinateurs de la série Miss Pas Touche, est étonnamment lumineux. Chacun apporte son style et ses particularités pour donner naissance à un dessin unique et tellement... vivant. En couleur directe, à la fois naïf, simple et réaliste, il contribue pleinement à l’ambiance décalée et troublante.
D'après une idée originale de Marie Pommepuy, Fabien Vehlmann, scénariste des Cinq Conteurs de Bagdad, surprend une nouvelle fois avec ce récit hors du commun, à la fois onirique et macabre, qui ne peut laisser indifférent. Il ose les contrastes, ébranle le lecteur en le baladant des scènes les plus légères aux plus insoutenables.

Comment s’anime ce petit monde ? Sont-ils des esprits de la forêt ? Se peut-il que chacun soit un trait de caractère de la fillette disparue ? Ou bien son âme vagabonde qui hante les lieux du drame ? La conclusion livre peu d’éléments de réponse. Chacun devra établir ses propres interprétations selon ses sensibilités, ses intuitions, et c’est dans ce mystère que réside la force de Jolies Ténèbres. Saisissant, dérangeant, intrigant, des images persisteront longtemps en mémoire une fois l’album refermé. C’est là incontestablement la marque d’un chef-d’œuvre.



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