Mattéo 1. Première époque (1914-1915)

1er août 1914, à Collioure. Fils d’un immigré espagnol anarchiste, Matteo repeint le bateau de son défunt père. La mobilisation générale et la guerre nourrissent la conversation qu’il entretient avec sa mère lorsqu’arrive Juliette. Les mots de la jeune femme, admiratifs à l’égard de Guillaume de Brignac, son rival enrôlé dans l’aviation, piquent son amour propre et aiguisent sa jalousie. Quand Paulin, l’ami artiste, part à son tour pour le front, la question de l’engagement dans l’armée française n'a plus de cesse d’accaparer les pensées de Mattéo.

Jean-Pierre Gibrat n’a pas son pareil pour isoler sous les projecteurs des cas particuliers et pour décrire, sur fond de romance, le parcours sinueux d’individus, influencés par les circonstances, autour desquels gravitent des êtres ayant effectué un choix. Déserteur dans le Le sursis Julien assure la planque de parachutes destinés aux hommes du maquis. Petit malfrat dans Le vol du corbeau François est amené à épauler l’une de ses victimes, à prendre des risques et à entrer, en quelque sorte, dans une forme de résistance. De part sa nationalité espagnole, Matteo n’est pas mobilisable mais il est balloté entre le respect du positionnement antimilitariste de ses parents et le désir de se jeter dans la bataille. Les jeunes du pays sont partis sans hésiter, le sourire aux lèvres, et convaincus de revenir bientôt. Au fur et à mesure que la liste des pertes s’allonge, le regard des villageois s’alourdit et se fait réprobateur à l’égard des « planqués ». Mais, surtout, l’uniforme semble exercer un fort pouvoir d’attraction sur la jeune femme qu’il espère pouvoir reconquérir. Dans tous les récits, le ton est naturel et enlevé, les réparties vives, les caractères bien affirmés, l’humour présent. Les femmes semblent savoir ce qu’elles veulent. Elles paraissent plus fortes, plus déterminées et mieux dotées en réserve de bon sens que leurs congénères masculins.

Dans Matteo Jean-Pierre Gibrat dresse, une fois encore, le portrait d’hommes et de femmes avec une sensibilité et une subtilité qui n’ont d’égales que la finesse de son trait, les nuances de ses couleurs et sa maîtrise des éclairages. La lumière peut se faire vive, sombre ou feutrée en fonction des situations dans lesquelles elle est diffusée et des sensations de l'instant exposé que le graphisme a pour tâche de faire passer. Il ressort de la teneur des dialogues et de la mise en image une impression de justesse de ton, de sobriété et de grande humanité. L’aquarelle, plus « diluée » que dans les précédents ouvrages, déborde parfois des cases, comme si l’artiste s’était lâché, s’était laissé porter, comme si la peinture elle-même devait se mettre au diapason des hésitations et des imperfections humaines.

Pour la première fois l’antre de la guerre est montré, le champ de bataille, les tranchées, la difficile condition de survie des soldats… et les atrocités. Mais sans trop s’y attarder, ce n’est pas l’objet. Si les séquences semblent parfois se succéder rapidement, l’essentiel est livré et il est suffisant. D’abord parce que ce tome est le premier d’une série de quatre devant couvrir la période allant de 1914 à 1939. Ensuite, ou peut-être surtout, parce que l’état de guerre ne constitue que le contexte de l’histoire et que le narrateur semble plutôt vouloir s’attacher à poser son regard sur les parcours singuliers, et plus particulièrement sur celui de Matteo.

C’est beau, c’est fort, c’est très bien raconté, finement illustré, n’hésitez pas, c’est du Gibrat !