Le mangeur d'histoires

L e Corbeau, personnage masqué d’un roman-feuilleton populaire à succès, a franchi,
voilà trois semaines, la porte qui sépare le « Monde des Imaginés » de celui des auteurs.
Son intention ? Essayer de convaincre Fortuné d’Hypocondre, critique littéraire
pourfendeur du roman et dénonciateur des plagiats que ce dernier recèle, de lui venir en
aide. Il pressent chez son créateur la livraison d’un épilogue qui ne lui convient pas et,
rebelle, veut faire changer le cours des choses. Le jeune chroniqueur, qui a déjà perdu
dans ce harcèlement petite amie et travail pour ne gagner que suspicion de son
entourage sur sa santé mentale, finit par accepter.

Voilà donc les deux comparses partis pour une aventure à multiples rebondissements,
entre monde imaginaire et monde réel, à laquelle se mêlera bientôt une intrigue
policière.

D’emblée, le lecteur est ferré. La tonalité des conversations, les notes d’humour et la
gestualité de pantomime du Corbeau séduisent, les nombreux effets de surprise et
autres revirements de situation éveillent la curiosité. Les explications, régulièrement
fournies, permettent de bien comprendre les tenants et les aboutissants de l’intrigue, ou
du moins de le croire, tant la révélation finale peut remettre en cause le sens de la
lecture, le récit basculant du conte ou du vaudeville vers le drame.

Les plus anciens, les nostalgiques et les fans, se délecteront sans doute des renvois
effectués par l’auteur aux défunts feuilletons et à quelques chefs-d’œuvre du cinéma
muet. L’utilisation de séquences figées en noir et blanc, les portraits, les patronymes ou
les parallèles établis entre les personnages, leurs métiers et leurs caractéristiques sont
autant d'éléments qui rappellent cette époque révolue. Les références sont nombreuses,
de Fantomas, au Cabinet du docteur Caligari, mais peut-être aussi Des cinq
dernières minutes
, dans la façon dont est menée l’histoire, le retentissement de
l’épilogue, et le nom du commissaire. Difficile d’en dire plus sans risquer de gâcher le
plaisir de celles et ceux qui se prendront au jeu de la recherche du qui fait allusion à qui,
et dans quelle oeuvre.

Subtilement construit, cet album peut se lire indifféremment comme un récit
feuilletonesque très distrayant, une interrogation sur la fragilité de la frontière entre
création et folie, une immersion dans l’univers des aliénés, une réflexion sur l'influence
que peut avoir un personnage sur l'écriture d'un scénario, mais aussi comme un
hommage aux auteurs d’ouvrages dits populaires que certains critiques littéraires
assimilaient (assimilent ?) à des « videurs de tête ». Il lie, dans une parfaite harmonie,
les qualités que Fabrice Lebeault avait déjà dévoilées dans des ouvrages précédents :
originalité (Horologium), singularité, précision et élégance du trait href="http://www.bedetheque.com/serie-8282-BD-Croquemitaine.html">(Le Croquemitaine). La mise en couleur, nuancée et très fine,
d’Albertine Ralenti, respecte totalement le genre et le style, et ménage la possibilité très
appréciable de percevoir le crayonné.

La publication, en fin d’album, de la quasi-totalité du texte d’origine et de superbes
illustrations à l'aquarelle apporte un supplément au plaisir de lecture.

Récit policier et d’aventure pétri d’originalité, Le Mangeur d’histoires s’inscrit dans la
tradition des romans-feuilletons d’antan, fin XIXe, début XXe, incarnée par le cinéma
muet et les romans-photos, arts populaires trop souvent dénigrés auxquels l’auteur rend
brillamment hommage.

Surprenant, efficace et éminemment délicieux.