Lettres d'Agathe

A gathe est née en 1946 d’un père revenu de guerre ayant quitté le foyer conjugal avant sa naissance et d’une mère distante au point de ne pas lui avoir donné de prénom. Socialement émancipée, elle éprouve le besoin de s’affranchir d’une souffrance fondée sur ses difficultés relationnelles avec sa génitrice, sans parvenir à donner du sens au rejet dont elle faisait l'objet. Après sa disparition, elle lui écrit trois lettres, espacées de quelques années.

La première se fait le lit d’un retour sur les brimades, les humiliations, l’absence de communication, les incompréhensions, vécues et perçues durant une période s’étalant de la petite enfance à la veille des vingt printemps. Les robes trop grandes, les cheveux coupés à l’emporte-pièce le jour de la première rentrée des classes, les frères adulés par celle qui vous ignore, une forme de liberté qui leur est accordée quand la vôtre est réduite à néant, les remontrances, les punitions incessantes. Sans oublier la solitude qui accompagne la venue des premières règles qu'il faut devoir gérer seule et qui, pire encore, donnent lieu à réprimande, en lieu et place de l'information et d'une proximité rassurante. Et que dire de l’interdiction de poursuivre des études ?
Certes, des soutiens affectifs existent, celui du frère aîné, de la maîtresse, de l’oncle ou de la tante, de l’amie, mais jamais celui qui est attendu, espéré, celui qui manque, le plus important, celui de la maman. Alors, germe l’idée qu’il se peut qu’on soit né pour ne pas être aimé et s’installent insidieusement les conditions qui mèneront à la rupture.

Lorsque Agathe couche les mots de la deuxième lettre sur le papier, elle est une femme indépendante, divorcée, recasée, bien dans son temps, apaisée, mais pas totalement débarrassée de son ressentiment. Le ton se rapproche de celui de la confidence, peut-être parce que ce qu’elle a découvert à propos de sa mère lui donne des éléments pour tenter de comprendre son comportement. Peut-être aussi parce qu’il lui est impossible, même en pensant avoir tourné la page, de se défaire de l’amour qu’elle a toujours porté à celle qui pourtant n’a eu de cesse de la rejeter. Enfin, le dernier volet est celui du premier retour sur les terres familiales et de l’instauration d’une forme de complicité posthume.

Construit sur la base d’une histoire vécue, rapportée par l’auteure, cet album rappelle combien il est difficile pour un individu, qui plus est une fille, de se construire au contact d’une mère inflexible, quand l’amour et les échanges se font absents, les questions restées sans réponses abandonnant l’enfant à ses incompréhensions, taraudant longtemps l’adulte en devenir. Il se fait aussi témoignage sur deux générations de femmes : celle d’avant et d’après le droit de vote, le droit à la contraception, l’interruption volontaire de grossesse, la libération sexuelle et la libre expression. Si Agathe a pu bénéficier, en grandissant, des avancées du statut de celle que Simone de Beauvoir nommait « Deuxième sexe », sa mère portait le poids d’une lignée placée sous la coupe du mari, souvent cantonnée au foyer. Femmes auxquelles on avait appris seulement les devoirs, celui d’obéir, de se taire, « de souffrir en silence », de préparer ses filles à subir, croyant ainsi les protéger et les aider à moins souffrir.

Le traitement d’un sujet comme celui-ci, qui peut déranger ou verser dans l’excès, n’est pas facile. Nathalie Ferlut l’a négocié avec une grande habileté. Le ton employé est toujours juste et naturel. Les mots sont dits sans jamais choquer. Ils portent parfaitement les ressentis d’Agathe, y compris lorsque ces derniers s’inclinent vers une forme d’apaisement. Le texte est dense mais le lecteur reste accroché car les qualités narratives sont grandes. Très expressif, au niveau des visages, des attitudes et des ambiances, lorsque les situations y invitent, le graphisme sait aussi être mis en retrait et se faire discret. L’utilisation de l’aquarelle permet une transcription fine des sentiments et des troubles, plus particulièrement lorsque le trait se perd et que la couleur s’étale ou se liquéfie. S’il fallait absolument formuler un reproche, peut-être les époques auraient-elles pu être mieux différenciées.

Si la question se pose parfois de définir ce qui fait d’un récit un très bon album, nul doute que, de par l’alchimie qui s’y opère entre les qualités scénaristiques, narratives et graphiques, Lettres d’Agathe pourrait servir de référence.

Moyenne des chroniqueurs
7.8