Blake et Mortimer (Les Aventures de) 18. Le Sanctuaire du Gondwana

E vénement littéraire (mais aussi financier) du petit monde de la BD, la parution d’un Blake et Mortimer déclenche naturellement son lot d'échanges interminables et passionnés entre les gardiens du Temple, les réformistes, les inconditionnels de Jacobs, les défenseurs du duo Van Hamme/Benoît et ceux de la paire Sente/Juillard. Chacun y va de son petit mot, on ne serait même pas étonné de croiser ici ou là l’opinion d'un certain Président de la République… Avant même de participer à cette immense et sympathique discussion de comptoir, force est de constater que l’initiative de ressusciter le duo britannique créé par Jacobs, pour étonnante qu'elle fût à l'époque, est un vrai succès qui perdure. Une belle réussite due à des artistes qui ont su, sinon satisfaire les fans les plus exigeants, du moins remettre au goût du jour une série qui appartient au patrimoine du neuvième art.

Au cours de la période Jacobs, deux catégories d’albums émergeaient : des récits très typés science-fiction ou fantastiques d'une part (Le secret de l’Espadon, Le mystère de la Grande Pyramide) et des énigmes plus réalistes d'autre part (L’affaire du collier). En reprenant l’œuvre, Van Hamme ou Sente avaient donc le choix entre ces extrêmes, sachant que l’idée consistait à réaliser des albums « à la manière de Jacobs », c’est-à-dire en respectant les thématiques chères à l’ami d’Hergé (technologies futuristes, espionnage, civilisations antiques, contrées exotiques…), les dialogues et légendes interminables ponctuées d’expressions « so british », et pour la partie graphique, une ligne claire académique. Dans l’ensemble, c’est plutôt l’orientation fantastique/SF qui prédomine, ce que ne contredit pas Le sanctuaire de Gondwana. Difficulté supplémentaire pour un auteur actuel : il s’agit de faire de l’anticipation… en se positionnant cinquante ans en arrière et donc parfois de recourir à des technologies futuristes qui sont entre-temps devenues obsolètes. Peut-être est-ce l’une des raisons pour lesquelles ce qui passe bien chez Jacobs est plus difficile à admettre chez ses successeurs : malgré tous leurs efforts et leur talent, ce nouvel épisode laisse à nouveau une impression mitigée, entre le plaisir de retrouver les héros restitués fidèlement dans un contexte familier, et la frustration de les observer en découdre dans une intrigue pas totalement convaincante.

Le cahier des charges est de nouveau satisfait à la perfection : au dessin, Juillard réalise peut-être une des ses meilleures séries (avec une colorisation chaude qui met mieux son trait en valeur) et trouve dans cet album un terrain d’expression, l’Afrique, propice à de magnifiques illustrations. Le traitement des personnages est le point fort de l’ensemble, visiblement celui dans lequel Sente s’amuse le plus : tout en respectant scrupuleusement les personnalités définies par Jacobs, il les modernise grâce aux personnages féminins. C’est ainsi qu’on aborde un épisode de la vie sentimentale de Mortimer dans cet album… « shocking ! », s’écrieront les puristes, les héros sont intouchables et certainement pas sexués. Plus sérieusement, l’approche est subtile et réussit le délicat exercice de révolutionner l’image du personnage sans bouleverser l’harmonie de l’ensemble. En revanche, Olrik se montre sous un jour plutôt décevant, tantôt inexplicablement cruel, tantôt curieusement insipide. Différence notable pour une fois car le colonel a souvent volé la vedette par le passé au professeur et à son compère du MI-6.

S’inscrivant dans la continuité directe du second volet des Sarcophages du sixième continent, l’histoire se développe de façon très appuyée autour de Mortimer et d’une partie de son passé, et progresse finalement assez peu pendant la majeure partie de l’album. Cette quête d’une mystérieuse civilisation est curieusement assez secondaire, sans que l’intérêt en souffre. En revanche, à la suite d’un coup de théâtre très Jacobsien, les événements se succèdent à un rythme effréné dans les dix dernières pages comme s’il fallait se réveiller et en finir au plus vite avec cette intrigue finalement bien encombrante. Dommage, car dans la mise en place, il y avait potentiellement de quoi réaliser une aventure bien plus longue et forcément plus probante.

Alors qu’il avait agréablement surpris avec la machination Voronov et un peu trébuché avec les Sarcophages du Sixième Continent , Yves Sente confirme (comme Van Hamme avant lui) que le plus dur n’est pas de "faire un Jacobs", mais d’en faire plusieurs. Cela dit, malgré les quelques imperfections de ce nouvel épisode, il suscite bien plus l’envie d’en lire un dix-neuvième plutôt que de laisser définitivement en paix ces chers Philip et Francis. N’est-ce pas le plus important ?