L'autre fin du monde

D epuis le décès accidentel de sa fiancée, Milch vit dans le manoir qu’elle lui a légué, une grande demeure isolée à côté de la forêt. Tous les soirs, la défunte ou plutôt son fantôme, vient lui rendre visite. Milch tente bien de communiquer, mais elle reste muette. Ou bien est-ce lui qui n'arrive pas à l'entendre ? Survient l'idée un peu folle d'aller consulter un médecin pour soigner cette surdité. Pas très loin de là, un couple fait des recherches en forêt : il s'agit de retrouver les traces d'un grand-père disparu, un aviateur dont la légende familiale prétend qu'il était peut-être un grand écrivain, puisqu'il avait plus de dix ans travaillé sur un mystérieux manuscrit...

L’autre fin du monde est un livre déroutant à de nombreux titres. Tout d’abord, il cultive le paradoxe : avec 1120 pages, peut-on encore parler de BD minimaliste ? Contrairement à Lapinot et les carottes de Patagonie, joyeuse improvisation brillante et débridée d'un Trondheim en folle liberté (et qui n'avait pas forcément prévu de publier ces travaux), L’autre fin du monde est un récit dense, structuré, qui frappe par sa cohérence malgré la fantaisie du propos. Enfin, à quelques exceptions près, qui n'en sont que plus intrigantes. Nous y reviendrons dans quelques instants.

L’histoire est touchante, comme souvent lorsqu’il est question d’amour et de mort, encore qu’ici les disparitions soient compensées par des apparitions ; elle est drôle aussi, avec des dialogues dynamiques et des réparties d’anthologie. L’auteur, selon sa bonne habitude, cultive des dessins soignés en ce qui concerne les décors (des architectures en perspective à deux points de fuite à main levée, excusez du peu), et limités à des silhouettes pour les personnages. Ces derniers, pour tout dire, sont si peu dessinés, qu’ils ne sont que des ombres. De ce fait, l’auteur est confronté à des problèmes de caractérisation, dont il se sort via différents artifices. Milch, en tant que "héros" de l'histoire, est relativement lisse, ce qui doit permettre l'identification, ou au moins l'empathie, du lecteur. Les autres protagonistes ont chacun un attribut qui permet de les reconnaître : une longue barbe, une coiffure ou un chapeau particuliers. Ce système, s’il fonctionne dans l’absolu, n’est pas parfait… mais Ibn Al Rabin parvient à tourner à son avantage, et avec facétie, cette contrainte forte issue de ses choix graphiques. Un exemple : dans ce couple sur les traces d’un grand-père disparu, l’homme est identifiable à son couvre-chef. Et donc, il ne l’enlève jamais. Ou le moins possible. Il dort carrément avec, ce qui énerve sa femme au plus haut point. Si l’auteur ne montrait pas l’homme au lit avec son chapeau, on ne saurait pas de qui il s’agit. En le lui laissant sur la tête, le lecteur comprend immédiatement de qui il est question, et il se dégage une situation comique. Spirituel, non ?

La lecture achevée, le lecteur attentif ressent tout de même un certain trouble. Dans un ensemble globalement logique, quelques éléments décousus forment des aspérités sur lesquelles la pensée trébuche. En premier lieu, le titre du livre reste incompréhensible. Pourquoi « L’autre fin du monde » ? Quel rapport avec l’histoire qui est racontée ? A priori aucun. Autre sujet de perplexité, la forme adoptée : l’esthétique de cet objet livre a été travaillée pour le faire ressembler à un dictionnaire. Le façonnage lui-même, avec un dos plus rond que celui d’un chat, le fait d’avoir, vers le milieu du livre, tout un chapitre en pages noires à bord perdu, ce qui crée sur la tranche du livre une zone de démarquation qui n’est pas sans évoquer les pages roses du Larousse. Sans oublier, bien sûr, que l’histoire est découpée en vingt-six chapitres, nommés selon les lettres de l’alphabet, de A à Z. Oui mais… à quoi sert cette évocation du dictionnaire ?

Difficile de croire qu’Ibn Al Rabin, dont l’amour des jeux formels vaut bien celui d’un Trondheim ou d’un Lécroart, et qui a sa place à l’OuBaPo, aurait accompli tout cela juste pour la forme, sans valeur ajoutée narrative. D’autant que l’histoire elle-même est une sorte de jeu de pistes, qui incite discrètement le lecteur à se mettre à l’affut de messages cachés…

Il se pourrait, ce serait tout à fait dans l'esprit de l’histoire (on n’en dira pas plus pour éviter de tomber dans ces révélations qui vous gâchent une lecture), que l’auteur ait caché un récit dans le récit. Imaginez un peu : « L’autre fin du monde » ne serait pas le titre de l’histoire en 1120 pages, mais le titre du récit caché. Lequel serait à recomposer sur la base d’un cryptage en rapport avec l’alphabet. Par exemple, en alignant la première vignette du chapitre A, la deuxième vignette du chapitre B, la troisième du C, etc, et la vingt-sixième case du chapitre Z… Mais ceci est trop évident, sans doute.

Dan Brown n’a qu’à bien se tenir, le «Ibn Al Rabin Code» vous défie ; à vous de le déchiffrer !


Par T. Pinet

Atrabile est depuis toujours un éditeur d'ouvrages sortants souvent de l'ordinaire.
Bien entendu, c'est encore ici le cas avec un OVNI destiné au livre des records.
Cette bande dessinée en présente tous les atouts.
Deux kilos et demi et plus de mille pages pour un album hors normes.
Etonnant, minimaliste mais d'une expressivité folle pour un trait faussement simpliste.
Fait de silhouettes, de cadrages et de silences.
Graphiquement audacieux et à la mise en page inventive.
Habillée de noir et de blanc en simples cases ou en doubles pages.
Ibn Al Rabin a-t-il opté pour son style suite à un déficit de technique, à l'instar d'un Brüno ?
Judicieusement choisi, ce style est plus complexe qu'il n'y parait et laisse pantois,
KO debout à la lecture de ce dictionnaire des émotions.
L'autre fin du monde est une ode à l'absence, à la survie après le départ de l'autre.
Maltraité tout au long de l'album, Milch est prêt à tout accepter pour revoir sa bien-aimée.
Ni la police, ni la foule enragée ne pourront lui enlever son spectre de souvenir, au contraire.
Outre la détresse de la solitude soudaine, l'humour est omniprésent.
Ponctuées de répliques hilarantes et de mines tordantes, les scènes se suivent sans fin.
Quelle force de pouvoir tenir plus de mille pages avec une telle intensité !
Répartis équitablement entre rire et larmes, les chapitres s'enchaînent,
Sans qu'à un seul instant la lassitude n'apparaisse.
Travail extraordinaire sur l'expressivité et sur les muscles.
Une épreuve pour les avant-bras, certes.
Véritable bible de l'astuce visuelle d'un auteur incontournable.
Witz : plaisanterie suisse, Ibn Al Rabin : maître graphiste suisse.
Xénophiles de la bande dessinée laissez-vous aller,
Yeux tournés vers l'originalité,
Z'allez bien vous laisser tenter, non ?