Siegfried 1. Siegfried
Q
uelques années après avoir mis un point final au Troisième Testament, œuvre magistrale qui avait en quelque sorte lancé la vague des thrillers ésotérico-historiques en BD, Alexandre Alice revient enfin avec un nouveau projet d’envergure, Siegfried. Cette nouvelle adaptation de la légende du Nibelung se déclinera en effet en trois volumes, et également en long métrage d’animation (avec la participation de Claire Wendling et de son éternel complice Mathieu Lauffray). Les fans les plus fervents auront déjà découvert un aperçu de cette ambitieuse déclinaison sur le site de Dargaud, mais également dans un très beau tirage de luxe composé d’un DVD, des nombreux bonus habituels et bien sûr du premier volet lui-même.
Revenons-en à celui-ci justement, qui est en principe le cœur du sujet. En principe, car au vu du résultat et de tous ces à-côtés, il devient rapidement évident que l’ambition de l’auteur n’était pas de réaliser une "simple" BD. Ce n’est pas tant la place accordée à ces autres éléments que le sujet lui-même et la manière dont Alice l’a abordé qui incline à cette idée. Ce fameux mythe du Nibelung n’évoque pas grand-chose dans notre inconscient collectif, à moins d’être mélomane et de connaître l’extraordinaire adaptation qu’en a faite Wagner dans sa Tétralogie. Reprenant une épopée germanique du Moyen-âge, celui-ci avait eu l’idée géniale d’y ajouter une touche de mythologie nordique pour bâtir une œuvre démesurée : quatre opéras, soit un prélude et trois journées pour une représentation d’une durée totale de 17 heures, dont certains passages comme la chevauchée des Walkyries appartiennent à la postérité. Cette réinterprétation de la légende du Nibelung servira ensuite d’inspiration à quantité d’auteurs dont Tolkien pour l'écriture d'un certain Seigneur des Anneaux…
Dès lors, sans forcément connaître le sujet, il n’est guère étonnant de se sentir en terre de connaissance dans cette histoire, tant certaines similitudes avec des œuvres très connues sont évidentes . Après un prologue un tantinet longuet qui installe l’ambiance plus qu’il ne donne les clés pour comprendre les tenants et aboutissants, on pénètre donc dans l’histoire en regrettant presque de ne pas être plus surpris, avec ce sentiment de connaître déjà les clés de l’intrigue. C’est peut-être aussi lié au style de l’auteur : Alice aime jouer sur l’émotion et privilégie donc plus volontiers l’effet visuel que le contenu narratif. Cette tendance était déjà perceptible dans le Troisième Testament, dès lors qu’il s’était impliqué dans le scénario à partir du troisième tome. Intrigue limitée, textes bien écrits mais presque rares, la part belle à l’action et accaparent l'attention du lecteur avant qu'il s'attache à la simple force du récit : c’est la touche très personnelle de l’auteur qui réjouit naturellement ses partisans mais qui réussit également à intéresser les lecteurs qui recherchent le contenu derrière un dessin éblouissant.
Comment ne pas se laisser emporter en effet par la maestria qui éclate dès les premières planches ? Alice se déchaîne sur chaque cm² de papier en faisant appel à de multiples techniques. Plans larges pour planter des décors féeriques, plans serrés pour capter une émotion dans un regard, superbes fond bleutés lumineux, cadrages sous tous les angles, compositions époustouflantes d’imagination… l’album se lit comme on écoute une symphonie, avec une alternance de temps forts dans lesquels la puissance visuelle se déchaîne et d’autres plus calmes comme pour pénétrer l’intimité des personnages.
Pour autant, la bande dessinée n’est pas qu’un art visuel, aussi abouti soit-il. Elle est censée raconter une histoire, et de ce point de vue, la fin de ce premier tome manque de panache au point de paraître même plutôt fade : prévisible, dans le ronron archi-connu du héros qui termine sa formation avant d’être lâché dans le grand bain. Alice est un dessinateur talentueux et un scénariste ambitieux, mais pour le moment, son Siegfried n’est pas au niveau de sa collaboration avec Xavier Dorison. Gageons qu’après ce prélude sur un tempo moderato, nous aurons droit bientôt à l’allegro molto vivace que mérite cette œuvre.
7.2