(AUT) Eisner & Miller 1.
E
st-il besoin de présenter Will Eisner et Frank Miller ? Eh bien soit.
Will Eisner est la personnalité la plus marquante de la bande dessinée américaine. Après avoir œuvré sur Spirit, une série de comic strip visuellement exceptionnelle et gorgée d’inventions de toutes sortes, il a signé Un pacte avec Dieu. Premier roman graphique assumé comme tel, il a prouvé au public et à la profession que l’on pouvait sortir du comics de super héros et de la publication en journal, et qu’il était possible de raconter une histoire jouant plus sur la nuance, développée sur une pagination plus généreuse et un format différent. Bref, une révolution difficile à comprendre de notre côté de l'Atlantique, mais qui résonne aujourd'hui encore comme le début de la reconnaissance du medium par un lectorat adulte et exigeant. Depuis, Eisner est devenu le nom de la récompense la plus prisée dans le monde de la BD américaine, et ce grand monsieur s’en est allé en 2005, après une soixantaine d’années de bons et loyaux services, et une vie toute entière vouée à améliorer cet Art qui le faisait vivre.
De son côté, Frank Miller a bousculé le monde du comics de super héros, pulvérisant la personnalité de Daredevil, créant sa muse déjantée Elektra, et enfonçant Batman dans les ténèbres du Dark Knight. Là où Eisner a fait entrer la bande dessinée dans le cercle fermé des Arts, offrant une reconnaissance publique et critique à un genre jusqu’ici considéré comme infantile et inadapté à un lectorat mature, Miller a envoyé bouler les certitudes des histoires de héros costumés. Plus sombres, plus adultes, ses versions des personnages phares de Marvel et DC ont remis en cause la totalité des univers de ces éditeurs pourtant certains de maîtriser leur industrie… Miller se distingue aussi par son indépendance farouche, conspuant la censure et défendant avec hargne ses créations et celles de ses confrères. Il est par ailleurs connu pour Sin City, une saga mémorable qu’il a lui-même portée sur grand écran, avec l'aide de Roberto Rodriguez et Quentin Tarantino, et 300, oeuvre à grand spectacle, adaptée quant à elle au cinéma par Zack Snyder.
Eisner / Miller est donc un ouvrage étonnant, purement théorique, qui offre au lecteur une série de discussions entre ces deux personnalités hors du commun. D’une part, un auteur de plus de 80 ans, ayant vécu la dépression et désormais considéré comme un monstre sacré, de l’autre, un auteur dans la force de l’âge, teigneux et fonceur, dont la rage et la volonté font souvent des étincelles, sur le papier et ailleurs. Ils parlent de tout : de l’encrage, de Stan Lee, de la censure et du Comics Code Authority, de la théâtralisation de l’œuvre de Eisner, de l’impressionnisme de celle de Miller… Un face à face qui laisse rêveur, entre deux auteurs qui argumentent avec humour et humilité. Cela étant dit, il est à noter que le marché américain est bien différent de celui de la BD franco-belge (comme les deux auteurs le soulignent régulièrement, d'ailleurs). Ainsi, Miller met souvent en avant l'image puérile du comics, alors que la BD européenne a désormais acquis son statut d'Art à part entière. Il ne faut donc pas espérer trouver dans ce volume des informations absolues sur le monde de la BD : on y trouvera des informations passionnantes sur le marché américain, ce qui est déjà beaucoup.
Le lecteur, d’abord intimidé à l’idée de pénétrer l’intimité de deux monuments, se laisse vite porter par le ton agréable, les sujets variés, les positions passionnantes de ces deux grands bonshommes. D’autant que Rackham, éditeur exigeant, produit ici un livre d’une qualité somptueuse. Salissant, certes (d'un noir et blanc profond, la couverture est matte, et marque très facilement) mais magnifique. L’iconographie reproduite est entièrement légendée, avec des illustrations rares ou inédites, un agencement et un chapitrage parfaitement gérés. Bref, dans le fond comme dans la forme, une réussite éditoriale (si l'on oublie quelques coquilles). Et évidemment, un hommage vibrant à Eisner, qui n’a jamais vu paraître le livre.
25€. Oui, c’est cher. Mais que sont 25€ face à la perspective de connaître enfin les pensées et les secrets de deux créateurs de ce calibre ? Certes, il faut s'intéresser à l'histoire du Comics. Il faut aussi aimer les making-of, qui permet ici de découvrir les astuces, techniques et autres règles qui ont conduit à la conception d'oeuvres définitivement cultes. Si l'on est dans ce cas, alors...
8.0