Aziyadé

E n 1876 Loti, jeune officier de la marine britannique, accoste à Salonique. En flânant dans la ville, il fait la rencontre d’une belle odalisque, énième épouse retranchée dans le harem d’un vieux dignitaire absent. Elle et lui partagent un certain désœuvrement, la jeunesse et une beauté arrogantes, et bientôt une passion ardente, aiguisée encore par son impossibilité théorique. Mais l’Amour en a vu d’autres, et il n’est guère d’obstacles qu’il ne saurait déjouer ! Au-delà de cette femme, c’est de la Turquie tout entière dont Loti va s’éprendre : de ses coutumes, de sa langue, de ses habitants. Jusqu’à vouloir épouser la nationalité turque.

Après la saga Extrême-Orient aux éditions Vents d’Ouest, sur le thème peu exploité en bande dessinée de la révolution culturelle chinoise, Franck Bourgeron change d’horizon. La transposition graphique du roman de Pierre Loti Aziyadé, lui permet d’explorer un certain Moyen-Orient, au crépuscule de l’Empire Ottoman. Si le roman est écrit à la manière d’un carnet intime, la bande dessinée, fidèle à l’écriture de Loti, n’est pas sans évoquer le carnet de voyage. Les planches contemplatives n’y sont pas rares. On retrouve notamment de ces compositions verticales qui faisaient le charme et l’originalité d’Extrême-Orient.

En tout juste trois livres, Franck Bourgeron a posé un style bien à lui dans la « nouvelle bande dessinée » : visages stylisés aux fronts allongés, utilisation de cases verticales, audace dans les cadrages (avant de se mettre à la bande dessinée, le dessinateur a travaillé pendant une quinzaine d’années dans l’animation, d’où, sans doute, cette culture particulière de la caméra et de la mise en scène), et une fougue tranquille dans la manière très propre de poser des hachures dans les dessins. Le trait est souple, dynamique et spontané, sans sacrifier l’esthétique du dessin.

Autre particularité dans le travail de Bourgeron, la non-représentation du regard. Dans Extrême-Orient, les yeux étaient de simples fentes sans iris, pour mieux souligner l’absence d’individualité ou d’affirmation personnelle. Dans Aziyadé, outre Loti, souvent affublé de lunettes opaques, la plupart des protagonistes ont les yeux mi-clos ou fermés. L’impression induite est assez variée : langueur, sensualité, désir, abattement ou sérénité, selon les cas(es).

On pourrait être tenté de rapprocher ce roman de Roméo et Juliette, archétype de l’histoire d’amour fatal. Mais alors que les personnages de Shakespeare débordent de lyrisme, fascinés qu’ils sont par la découverte de l’amour (ce sont des adolescents, tout est nouveau pour eux !), dans Aziyadé, les amants restent relativement circonspects. Aziyadé, épouse délaissé mais fautive, est discrète par nécessité, peut-être aussi parce qu’elle ne se fait guère d’illusion sur la nature éphémère de l’amour. Loti, pour sa part, prend la relation avec une certaine désinvolture. Il compare sa nouvelle conquête avec les précédentes, il continue de voir d’autres maîtresses… Ses sentiments vont se renforcer progressivement, mais toujours avec un temps de retard. C’est là toute la beauté de ce roman. Aziyadé est le récit d’un amour qui n’est pas immédiat, l’exact contraire d’un coup de foudre. Transposer graphiquement une telle œuvre sans la trahir, demandait de la subtilité et de la retenue.


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» Texte intégral du roman de Pierre Loti sur le site de l'Association des bibliophiles universels