Chimère

« On m'a parlé d'un penseur qui passait son temps à regarder souvent le ciel et quelquefois les pierres. Les gens qui passaient pas là voyaient briller ses yeux et croyaient qu'il avait un secret. Le penseur mourut et il arrive qu'en cachette des gens s'assoient sous l'arbre pour percer "le secret du penseur". Ils s'en retournent déçus. Par curiosité j'y suis allé à mon tour. J'ai vu le ciel, les cailloux, et je me suis endormi. »

Ces mots sont les seuls qui s'offrent au lecteur. Après cette introduction, Mattotti nous entraîne dans une longue rêverie sans paroles, d'abord légère avec des dessins aériens, dans un style "fil de fer" nimbé de lumière, dessiné d'une plume fine et agile. Puis tout s'opacifie, les planches se remplissent d'encre et les créatures qui voltigeaient dans le ciel cèdent la place à d'inquiétants lapins noirs. Quand soudain, semblant crever le ciel et fondant vers la terre, surgit une noire chimère qui sème la panique parmi les rongeurs. Enfin, l'auteur délaisse la plume pour un pinceau plein de musicalité, et montre un vieil homme qui s'aventure dans une forêt incroyablement dense, et pourtant accueillante.

Rêverie, chimère, illusion… Ce livre est à interpréter de la même façon qu'on le ferait pour un ciel nuageux. Chacun pourra divaguer librement, imaginer différentes histoires et trouver ou non des liens entre les trois séquences. On sait que la collection Ignatz de Coconino Press et Vertige Graphic se réclame d'une démarche artistique forte, tout en insistant sur la dimension "abordable" des styles ou des histoires. Chimère prouve par l'exception que ce concept éditorial a des frontières souples : ce livre est un pur délire artistique, qu'on parcourt plus qu'on ne le lit, à la narration suffisamment floue pour qu'il soit susceptible de prendre un sens différent pour chacun de ses lecteurs.

Moyenne des chroniqueurs
5.0