La danseuse aux dents noires

C ambodge, 1912. Hermentaire Truc, ophtalmologiste, doit opérer de la cataracte le roi Sisowath, lequel est inféodé à la France. S’il devient aveugle, il perdra son trône et le protectorat pourrait vaciller. Allemands et Britanniques, politiques et princes, tous complotent pour que le regard du souverain s’éteigne. Au cœur de l’intrigue, Simala, la danseuse aux dents noires, invite le médecin à découvrir le pays, sa pauvreté et les ravages causés par un opium promu par l’envahisseur. Le récit, scénarisé par les journalistes Jean-Laurent et Olivier Truc, arrière-petits-fils du héros, s’inspire d’une authentique tranche de vie familiale.

Les cousins passent par la voie de l’anecdote pour dénoncer la conduite de l’Occident en général et celle de leur patrie en particulier. La realpolitik n’a pas d’états d’âme, seule l’atteinte des objectifs compte. Le scénario expose les jeux d’influence mis en place pour dominer un peuple et s’approprier ses richesses.

Le portrait de l’oculiste, déchiré entre patriotisme et conscience, est particulièrement réussi. Ses doutes et hésitations créent une tension qui parcourt le récit. Tout l’enjeu est là : opérera-t-il ? Et, s’il le fait, est-ce que ce sera un succès ? Par un quasi-effet miroir, Simala vit des tourments similaires, à cette différence que son choix est fait : mieux vaut trahir son maître que condamner les siens.

Bien que le contexte général soit réel (un copieux dossier en fin d’album en fait la démonstration), les auteurs ont su poser sur le canevas historique un véritable drame entremêlant espionnage, infiltration de l’ennemi, manipulations, trahisons et assassinats.

Les généreux décors d’Éric Stalner illustrent magnifiquement l’esprit des lieux et de l’époque, du luxueux paquebot au palais, en passant par les temples perdus au milieu de la jungle et les fumeries crasseuses. Le jeu des comédiens apparaît du reste convaincant ; l’artiste traduit leurs émotions à travers des regards toujours éloquents. La colorisation, tour à tour lumineuse, sépia, teintée de rouge ou de bleu nuit, accompagne chaque scène avec une justesse remarquable.

Dans ce Cambodge colonial où la lumière et l’ombre s’affrontent, la cécité devient métaphore du pouvoir. Entre mensonge et vérité La danseuse aux dents noires pose la question : ouvrir les yeux... ou pas ?

Moyenne des chroniqueurs
8.0