Rébétissa

L ’aube arrivée, les héros d’un soir se sont séparés et ont, dans la mesure du possible, regagné leurs pénates. Pour Bèba, cela veut dire le resto/bar/salle de concert de Katina, sur le port. «Il y a urgence !», lui informe la tenancière. «Il faut réunir tout le monde, changer les chansons afin de suivre les nouvelles règles, sinon, c’est la clef sous la porte, la prison ou je ne sais quoi !» «Oui, tout ce que tu veux, mais d’abord je dois dormir un peu, s’il te plaît».

Pour les lecteurs, voilà une quinzaine d’années qu’ils ont fait la connaissance des Rébètes, ces musiciens hédonistes et désespérés. Pour ceux-ci, seulement quelques heures ont passé et, une fois les espoirs de la nuit évaporés, le retour à la réalité s’avère brutal et inexorable. Métaxas, le dictateur fasciste au pouvoir, les a désignés comme ennemis de la Grèce. Ils doivent se taire ou disparaître (les deux, c’est encore mieux). Que faire ? Transiger et ne jouer que de la musique agréée par le pouvoir ? Se cacher dans l’ombre en attendant des jours meilleurs ? Partir, comme beaucoup, en Amérique et devenir les gardiens d’une identité disparue ? Ou, simplement accepter le destin des hommes et glisser dans le néant, une fois son tour de piste effectué ?

Prolongement, continuité et exploration d’autres facettes de ce microcosme étincelant, Rébétissa peut parfaitement se lire d’une façon autonome. En effet, tout en réutilisant un contexte et des protagonistes déjà introduits précédemment, David Prudhomme élargit son propos et présente une série de dilemmes et de questionnements existentiels. L’identité forgée par le temps long et les traditions, les changements sociétaux, la répression et la stigmatisation dues au continuel ressac de la politique, sans oublier l’honneur et l’honnêteté intellectuelle, tels sont les quelques sujets qu’aborde l’auteur sous le couvert d’un roman choral ancré quelque part en Méditerranée au milieu du XXe siècle. Le programme est ambitieux, un peu bavard ou trop appuyé par moments, mais globalement tenu avec autorité. La principale raison vient de la qualité d’écriture et de l’extraordinaire galerie de personnages. Complexes, profondément humains, ceux-ci sont forcés, faces à des problèmes insolubles, de faire des choix déchirants. Quand le pire ou le mieux nécessitent des sacrifices similaires et provoquent des conséquences comparables, quelle direction prendre au final ?

Plus concrètes que la fuite nocturne de Rébétiko, les journées qui forment Rébétissa ne sont pas moins dynamiques et habitées. En artiste réfléchi, David Prudhomme sait que la partie est déjà jouée. Cela ne l’empêche pas d’offrir à sa distribution un ultime terrain d’affrontement rempli d’émotion et à ses lecteurs, un formidable album tellement vivant et aux ramifications universelles. Une dernière danse avant la fermeture ?

Moyenne des chroniqueurs
8.0