Jeux de nuit

F orgées au sein du même creuset familial et social, les œuvres des frères Tsuge se ressemblent logiquement. De plus, même si Tadao est arrivé après son aîné sur la scène manga, lui et Yoshiharu se font fait connaître à peu près au même moment, lors de la publication de leurs récits révolutionnaires dans le magazine d’avant-garde Garo. Une différence les sépare cependant. Alors que Yoshiharu a fait évoluer son approche en glissant peu à peu de l’autobiographie à l'exploration de l’inconscient, Tadao s’est concentré sur le concret. Au fil de ses histoires, il n'a de cesse de mettre en scène le monde interlope nippon, celui qu’il a côtoyé pendant la première partie de sa vie. Conséquemment, ses travaux se réclament plutôt du gekiga que du watashi-wa manga.

Après Les Contes du caniveau, les éditions Cornélius proposent Jeux de nuit, un recueil de nouvelles parues de 1979 et 1985. Toujours entre auto-fiction et biographie, Tadao raconte des anecdotes éparses dans lesquelles sous-prolétariat, prostituées et autres paumés tentent de survivre, à défaut de mieux. Alors que le train de la reconstruction et du développement du Japon moderne file à cent à l’heure, cette population est restée sur le quai de la gare. D’ailleurs, visuellement, ce ne sont souvent que de simples silhouettes aux visages à peine esquissés. Le dessinateur a bien compris le sort de ces invisibles, de ceux qui n’apparaissent plus dans les statistiques. Obligés d’habiter dans les bas quartiers et relégués aux basses besognes, ils représentent également et surtout un passé marqué par l’opprobre et la honte de la guerre. Pourtant, ils existent bel et bien puisque l'auteur était des leurs !

La tonalité générale de l’ouvrage s’en ressent, cela va sans dire. Par contre, il s’agit de vrais êtres humains, avec leur défauts et leurs qualités. Et puis, malgré des situations personnelles difficiles, ils ne perdent pas totalement espoir et font de leur mieux avec les mauvaises cartes qu’ils ont tirées. Une partie de pêche et de baignade, des retrouvailles avec des amis perdus de longue date, une journée aux courses… Toutes ces occasions ne sont peut-être pas brillantes et se terminent souvent en drame. Elles permettent néanmoins de souffler et de rendre les heures plus supportables, à défaut de changer les choses pour de bon.

Sombre, torturé, direct et impitoyable, Jeux de nuit n’est pas votre manga grand public habituel. Comme l’ont fait Yoshihiru Tatsumi, Manu Larcenet ou Dav Guedin, Tadao Tsuge a planté profondément sa plume au cœur même du terreau humain. Tout n’est pas propre ou étincelant, mais le résultat grouille de bonté et de ressenti.

Moyenne des chroniqueurs
8.0