Rouge Signal Rouge signal

U ne onglerie, c’est un peu comme un salon de coiffure ou un spa. Un lieu où des femmes (en majorité) se retrouvent afin de donner un petit coup de frais à leur apparence. Une pause perso-moi-je, mais surtout, une bulle sécuritaire pour placoter sans filtre. Et de quoi ça cause ? Des gars, évidemment, en plus de tout le reste (la famille, les enfants, le futur, etc.). Ignorant tout de ces considérations, Alexandre, un jeune homme lambda, voit ce salon de beauté situé juste en face chez lui comme un signe des temps. Que des filles se rencontrent pour ce genre de trucs esthétiques, pourquoi pas. Il ne comprend pas l’intérêt, mais bon. Par contre, que peuvent-elles bien manigancer, ces nanas qui l’ignorent dans les bars et qui se marrent en le regardant ?

Autrice connue en littérature jeunesse, Laurie Agustie propose avec Rouge Signal un récit long mettant en avant les mécanismes sournois du masculinisme, sujet contemporain s’il en est. L'ouvrage démarre et se déroule dans un quotidien immédiatement reconnaissable par tous. Commercial par défaut, Alexandre mène une vie un peu trop lisse à ses goûts : ambiance de bureau classique avec les petites jalousies entre collègues, quelques potes pour boire des pots, l’inévitable copain lourdingue toujours au fait des dernières tendances et un téléphone intelligent pour se maintenir au courant. Il se verrait bien en couple, encore faut-il dénicher l’âme sœur. De l’autre côté de la rue, c’est à peu près pareil. Marley, Clara, Lulu et Evi font leurs journées et rêvent au prince charmant, avec un peu plus de bonne humeur peut-être. Un incident mineur - un énième râteau essuyé par Alexandre - va venir changer ce statu quo routinier. Déçu d’avoir été éconduit et mal conseillé par des amis, il se met à lorgner du côté des groupes de discussion prônant le retour à l’homme fort. C’est d'abord par pure curiosité et puis certains arguments résonnent juste à ses oreilles. L’égalité et tout ça, il n’a rien contre, mais certaines féministes hystériques vont quand même trop loin, n’est-ce pas ?

Roman social et psychologique totalement incarné, décryptage minutieux de l’endoctrinement, de la perte des repères et du sens critique, le scénario s’avère être un modèle du genre. Découpé en alternance, d’un côté Alexandre, de l’autre les «filles», deux fils narratifs se côtoient, se frôlent, voire se croisent subrepticement, tout en s’éloignant inlassablement. Petit-à-petit, un fossé finit par se creuser, sans que les protagonistes en aient seulement conscience. Pour autant, elles et ils font partie d’une seule histoire. Ce jeu des points de vue toujours renouvelé rend la lecture passionnante et crispante. L’ensemble est soutenu par des dialogues ciselés et terrifiants par moments. La scénariste s’est documentée et les échanges entre «incels» et autres «mâles alpha» font froids dans le dos. Résultat, malgré son rôle victime consentante ou presque, Alexandre finit par être touchant. Pris dans un engrenage cognitif dopé aux hormones et aux algorithmes, il n’a vraiment rien auquel se raccrocher.

Galerie de personnages impressionnante de réalisme, mise en images splendide, couleurs somptueuses tout en audace et une thématique habilement exploitée, Rouge Signal est un album plein et abouti, dont l’impression reste longtemps à l’esprit après l’avoir refermé. Admirable, précis, humain et percutant.

Moyenne des chroniqueurs
8.0