Libres d'obéir

A ppliqué avec rigueur et parfois zèle dans les secteurs privés et publics de l'économie, le management moderne est source de nombreux problèmes de santé public. Implacable, il se pare de "cooolitude" pour mieux contraindre et pousser l'individu à en faire toujours plus, quitte à se rendre malade et à culpabiliser. C'est ce qui arrive à Florence, une cadre de l'entreprise Appal. Les demandes de flexibilité et autres activités happiness de son gestionnaire la mettent mal à l'aise. Un soir, elle s'en ouvre à une amie, qui a vécu un burn-out par le passé. Après l'avoir écoutée, celle-ci lui remet un ouvrage qu'elle juge éclairant pour comprendre ce qui lui est arrivé. Il s'agit de l'essai de Johann Chapoutot : Libres d'obéir. Dès lors, sur plusieurs semaines, les deux jeunes femmes se retrouvent et commentent l'ouvrage qui fait étrangement écho au quotidien de la cadre.

C'est en 2020 que l'historien spécialiste du nazisme publie l'essai qui est aujourd'hui transposé en bande dessinée. Preuve à l'appui, suivant la méthodologie scientifique, il met en exergue "les continuités entre l'expérience biopolitique, économique et impérialiste du IIIème Reich." Plus que des liens, l'universitaire démontre la filiation de la déshumanisation nazie au travers des théories d'un juriste devenu professeur de management fort prisé à partir des années 1950 : Reinhard Hôhn. Le livre de Johann Chapoutot a dépassé le cercle des lecteurs férus d'Histoire pour toucher ceux connaisseurs de sciences humaines et les médecins. Bien que parfois "minimisées" par certains journalistes, les thèses énoncées trouvent des adeptes et trouvent écho au cours de la période contemporaine.

Le passage en BD est réussi. Scénariste, Chapoutot apporte toute la rigueur nécessaire au contenu et son souci de précision dans le vocabulaire. Le dessinateur Philippe Girard apporte sa contribution en soignant - notamment - les séquences mettant en scène Florence et son amie. Pour ce faire, il s'est appuyé sur une documentation plus large pour aborder aussi le contexte des années 2000. Ce n'est pas l’historien que les bédéphiles suivent au fur et à mesure des planches, mais bel et bien les deux femmes qui conversent et échangent, sur un rythme alerte jusqu'au dénouement heureux pour le personnage principal.

Philippe Girard parvient donc à mettre en images l'argumentaire de son scénariste tout en proposant une histoire. Riche en informations et en faits relatés, chaque chapitre bénéficient des rencontres entre les deux amies comme autant de respirations facilitant les explications de type scientifiques. À noter, l'utilisation habile de l'iconographie nazie et de sa propagande - connues des lecteurs - ou encore l'adaptation de la typographie pour accompagner son trait semi-réaliste. Par ailleurs, les personnalités historiques se reconnaissent facilement.

Incontournable par son contenu, Libres d'obéir est un essai graphique passionnant, haletant et redoutable. Une lecture obligatoire.

Moyenne des chroniqueurs
8.0