Cigish ou le maître du je
F
lorence s'ennuie. Sa carrière ne décolle pas vraiment et, du côté de la vie privée, cela ne va guère mieux. Elle vient juste de se séparer et galère un peu avec sa garde alternée. Elle se morfond dans une messe donnée en l'honneur de l'oncle Emmanuel lorsqu'elle a une illumination. Elle ne sera plus cette femme qui ne sait plus trop où elle en est. Elle sera désormais Cigish Hexorotte, un nain nécromancien, son personnage de jeu de rôle. Armée d'une fiche personnage, elle décide de se laisser guider par cet avatar, d'abord dans un exercice d'écriture décliné en blog, mais aussi dans la vraie vie.
Est-ce que la personne en face de vous est bien cette petite humaine pathétique ou une créature du MAAAAL qui s'est exfiltrée des sphères rôlistes. Grâce à ce subterfuge, l'héroïne peut abandonner toutes ses inhibitions et s'affranchir sans complexe des contraintes sociales. Tout est permis, qu'on se le dise. Où s'arrête l'auto-fiction et où commence le délire schizophrénique ?
Cigish, le maître du Je se compose d'une compilation de notes du blog tenu par l'artiste au cours de cette expérience narrative. Très vite, le flou s'installe. Les planches sont entrecoupées de commentaires des lecteurs. Sont-ils authentiques ? Beaucoup semblent l'être. Le sont-ils tous ? Il apparaît rapidement que Cigish s'auto-trolle, endossant l'identité de l'un ou l'autre rageux qui dézinguent son travail et entretenant avec eux un dialogue fictif. Tout est vrai, sauf ce qui ne l'est pas. La limite entre la réalité et la fiction se situe peut-être dans cette atmosphère de paranoïa qui survient sporadiquement. Et si tout cela est un jeu, qui en est le maître ?
Sans véritable ligne directrice, le récit oscille sans cesse entre (auto)fiction, règlements de comptes à prendre plus ou moins au premier degré, réflexions existentielles, satire du petit monde de la bande dessinée... ainsi, elle réserve un traitement gratiné aux chasseurs de dédicaces (même s'ils paraissent étrangement familiers), balance allègrement sur les spécialistes d'internet, égratignant avec impertinence, mais pas sans raison, ActuaBD, BDParadisio et BDGest.
Malheureusement, le passage du blog au livre papier pose toujours le problème du rythme. Le résultat se révèle à certains moments réjouissant, répétitif à d'autres. Florence Dupré Latour semble elle-même consciente des limites de l'exercice. Elle n'hésite pas à se troller, forçant le trait jusqu'à l'absurde, comme pour désamorcer l'ensemble.
En rééditant cet ouvrage dix ans après sa sortie initiale, il est intéressant de constater à quel point il représente un jalon dans la carrière de l'autrice, qui a depuis explosé dans le registre plus autobiographique, mais toujours avec cette pointe de cruauté qui laisse à penser que Cigish se terre toujours quelque part.
7.5