Le partage des mondes

F in 1940, à Londres, le Blitz fait rage. Quotidiennement, ou presque, la ville est déchirée par la stridence de la sirène, puis un silence terrifié, le vrombissement croissant des forteresses volantes en approche, les tirs de la DCA, le sifflement des Stukas en piqué. La population a vingt minutes pour rejoindre un abri. Ensuite, ce sont les explosions, plus ou moins éloignées, plus ou moins fortes. Le corps qui se crispe à chacune d’elle, les yeux tournés vers le plafond, qui ne laisse rien voir, seulement deviner. Hitler a décidé de raser la capitale britannique ; les habitants vivent donc au milieu des ruines, tiraillés par la peur. C’est au cours d’une de ces alertes qu’Isaac Green, jardinier retraité, aide une petite fille, perdue dans la foule. Mary revenait, avec d’autres enfants, d’un séjour d’éloignement, pour raison de sécurité. À la gare, elle a suivi un chat et s’est égarée. Après quelques démarches infructueuses auprès des autorités, Isaac ramène Mary chez lui. Retrouver sa maman, traverser Londres n’est pas facile, surtout lorsque les jours et les nuits sont ponctués de bombardements. Un rituel s’installe : pour lui faire oublier la peur et la violence, Isaac raconte une histoire, qu’il invente au fur et à mesure, au creux de la station de métro voisine. Le vieil homme se démène pour que l’enfant soit en sécurité, ne manque de rien et retrouve sa famille. Mais il cache un secret tragique.

S’il n’est pas nécessaire de présenter Olivier Grenson (Carland Cross, Niklos Koda), force est de constater qu’il sort de sa zone de confort, en proposant ce roman graphique de deux cent quarante pages. Le projet éditorial explicitait qu’il pouvait prendre son temps (il a consacré trois années exclusivement à l’élaboration du Partage des mondes) et être gourmand en pagination. Il en ressort une œuvre riche et sensible, une rencontre entre deux récits : celui de la Seconde Guerre Mondiale et celui qu’Isaac crée et narre à Mary, en contrepoint des horreurs extérieures. Le quotidien londonien, fait de brouillard, de poussière et de cendres, est dessiné en gris, en teintes fades et tristes. Les rêves de Mary et le conte d’Isaac ont droit, eux, à des couleurs vives et éclatantes. Posant ses couleurs directes sur des lavis, Grenson explore avec brio tout le domaine sensible, de la tristesse sans fond à l’espoir déraisonnable. Ces deux pans narratifs lui ouvrent des champs infinis d’expression graphique et il les explore avec jubilation. Même dans les passages les plus sombres, son dessin est vivant et raconte bien des choses.

Les sources de l'album sont à trouver dans l’Histoire, dans Alice au pays des merveilles et dans le parcours de l’auteur, qui se livre comme il ne l’avait jamais osé. Construit autour d’une relation émouvante entre deux êtres que rien ne devait rapprocher, sur une confrontation entre réel et imaginaire et des contrastes qui font l’essence de la condition humaine, Le Partage des mondes incite à la réflexion, est message d’espoir et surtout émeut. Seule la bande dessinée peut charger autant les mots et les couleurs simultanément.

Moyenne des chroniqueurs
8.0