Barcelona, âme noire

E spagne, deuxième moitié du XXe siècle. Avec une mère brutalement décédée lors d’un bombardement, Carlos Moreno ne partait pas gagnant dans l’existence. Pourtant, grâce à la mansuétude d’amis de la famille et une volonté de fer, il a réussi à mener sa barque et s’imposer. Bon, son objectif n’était peut-être pas de devenir un des caïds les plus redoutés de Barcelone. Quand on vient de rien et que l’on grandit à l’ombre d’une dictature, les choix sont limités et souvent forcés par la rage de vivre. Reste la question cruciale : est-il possible d'échapper à ses origines et à son passé ?

Grande fresque historique et humaine s’étalant sur plus de trente ans, Barcelona, âme noire avait d’abord été pensée pour être une série en six volumes. Les emplois du temps des auteurs et une certaine frilosité de la part des éditeurs ont transformé le projet en un tome unique de cent quarante pages. Ce malheureux changement éditorial est important à souligner, car il explique bien des choses sur le rendu final de l’album. Gani Jakupi et Denis Lapière ont été obligés de reprendre et redimensionner drastiquement leur scénario. Couper, simplifier, multiplier les ellipses et réduire à peau de chagrin des développements psychologiques et dramatiques, tout en conservant le cœur et l’identité du récit ; l’opération a évidemment laissé des traces.

Cela dit, la destinée tragique de Carlos Moreno dans l’Espagne franquiste se montre prenante, pleine de fracas, de trahison et de choix déchirants. Quelque part entre Tony Montana et Joseph Joanovici, Carlito va tracer sa route et tout faire pour échapper à sa condition sociale. Outre les classiques étapes de la construction de son empire criminel, les scénaristes ont introduit, dès le départ, plusieurs éléments perturbateurs (un tueur en série, un policier retors à souhait, des romances contrariées, etc.) apportant profondeurs à leur héros. Bon ? Mauvais ? Aura-t-il droit à un peu de répit ou une forme de rédemption ? Le portrait qu’ils dressent s’avèrent passionnant de complexités et de nuances. Celui-ci aurait amplement mérité une pagination plus importante.

Autre symptôme d’un projet mal engagé, Reubén Pellejero a dû appeler deux collègues à la rescousse, Martín Pardo et Eduard Torrents, afin de tenir les délais. Le trio rend une copie globalement bien tenue, malgré, c’était inévitable, un certain manque d’unité sur la longueur. Le résultat est néanmoins agréable à suivre : ligne claire limpide, découpage dense, mais fluide, sans oublier une galerie de personnages particulièrement expressifs.

Vue les circonstances de sa genèse, Barcelona, âme noire n’a pas à rougir. Même amputé, l’ouvrage reste impressionnant, tant sur le fond que dans sa réalisation. Impossible cependant, de ne pas imaginer, avec un certain regret, ce qu’aurait donné cette saga dans sa forme initialement prévue.

Moyenne des chroniqueurs
6.0