La cuisine des Ogres Trois-fois-morte

D ans un petit village de Savoie, une bande de gosses traine dans les rues. La dernière à s’être greffée au groupe, c’est Blanchette, une gamine toute frêle qui doit son surnom à sa chevelure d’un blanc immaculé et fantomatique. Sans famille et sans toit, les enfants glanent, de-ci de-là, de quoi se sustenter un minimum. Lorsqu’un panier plein de victuailles apparaît devant eux, ils n’entendent pas rater une telle occasion d’améliorer leur quotidien… et ne flairent pas le piège. En surplomb, Grince-Matin remonte son appât et récupère sa prise du soir. Le sac rempli, le croque-mitaine prend la direction de la Dent du Chat, où il compte revendre le tout sur le marché, à l’ogre le plus offrant. Cela tombe bien, le sommet de la montagne est justement en plein nuages. Comme le veut la légende, cela signifie que les cuisiniers de l’Enfer ont allumé leurs fourneaux.

Regarder, au loin, une montagne, une forêt ou encore la mer et imaginer le monde féerique ou fabuleux, grouillant de vie, qui s’y agite. Imaginer, divaguer. Savoir que tout cela est faux mais aimer croire que cela pourrait être vrai. Voilà comment peuvent naître les histoires qui marquent, celles auxquelles il est possible de croire, juste le temps de les découvrir, car elles sont si bien racontées. C’est ce type de récit, qui prend place dans le massif du Jura, que propose Fabien Vehlmann avec un univers macabre et cru. Difficile de ne pas faire un rapprochement avec Jolies ténèbres, l’album qu’il avait commis avec les Kerascoët. Trois-fois-morte partage avec ce dernier de donner une dimension brutale au conte, finalement assez en ligne avec ce qu’ils étaient autrefois, mais assez éloignée des versions plus édulcorées qui se sont aujourd’hui imposées. Contrairement à son précédent dans ce genre, le scénariste ne verse toutefois pas dans l’horrifique (voire le malsain). Il s’inscrit davantage dans une approche « à la Tim Burton », où la noirceur est omniprésente, la malveillance assumée et la violence non suggérée tout en laissant sa place à une dose d’espoir et de bons sentiments. L’idée de départ n’a rien d’originale, pourraient dire certains. Sans doute. Mais une bonne idée ne fait pas une bonne BD. Ce sont ici l’enchaînement parfait des péripéties, les dialogues délicieux et les références multiples qui font de l’ensemble une franche réussite et captivent d’un bout à l’autre.

Depuis le cinquième et dernier tome d’Azimut en 2019, Jean-Baptiste Andréae s’était fait discret. Il faut dire que délivrer des planches – et cet album n’en compte pas moins de soixante-dix-huit – d’une telle précision prend du temps. Pour un résultat de cette qualité, il n’y a pas lieu de s’en plaindre. Le dessinateur a, semble-t-il, trouvé chaussure à son pied dans le scénario proposé par son co-auteur et, en tout cas, un terrain idéal pour s’exprimer. Accordant un grand soin aux trognes des personnages, croquées dans son style assez reconnaissable, il déploie aussi toute une ribambelle de créatures en assimilant et accommodant à sa sauce les stéréotypes habituels qui y sont associés. Peut-être plus encore que le reste - c’est dire - la mise en scène est remarquable et d’une grande efficacité. Malgré l’opulence de détails dans les décors, la lisibilité ne fait jamais défaut et le regard du lecteur est promené de cases en cases selon le rythme judicieusement dicté par l’artiste. Les atmosphères sont également travaillées avec justesse, notamment grâce une mise en couleur saisissante qui varie habilement les dominantes selon les séquences.

Dans un bol, hachez finement les ingrédients d’un conte. Ajoutez une généreuse louche de couleurs soignées puis mélangez avec une riche galerie de personnages. Versez une larme d’effroi, un soupçon de poésie et un zeste de courage. Le premier tome de la Cuisine des Ogres est prêt. Vous pouvez déguster.

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