La neige était sale

F rank Friedmaier, dix-huit ans, végète dans l’ombre de sa mère, une maquerelle locale. À peine un homme, il côtoie la pègre, tente de jouer au dur en attendant. En attendant quoi exactement ? Le pays est sous la domination de forces ennemies, le peuple souffre et le futur semble irrémédiablement bouché. Afin de sortir de sa torpeur et montrer qu’il n’est pas seulement un fils à maman, il décide, un soir, d’assassiner un soldat. Un attentat ? Une preuve d’un engagement ? Non, juste un acte gratuit, pour voir ce que ça fait. Évidemment, dans cette ville éteinte où tout le monde épie tout le monde, son geste ne va pas passer inaperçu. Enfin des réactions et un peu de mouvement ? Pfft… de toute façon, est-ce que ça changerait quelque chose ?

«Terminé hier mon meilleur roman.» C’est par ses mots que Simenon avertissait son éditeur lors de l’envoi de son manuscrit en 1948. Exilé volontairement aux USA dans le but d’échapper aux purges et aux règlements de compte marquant l’après-guerre, l’écrivain avait bien réalisé que les temps avaient changé. À l’image d’Hergé, sans avoir collaboré activement ou passivement avec l’ennemi, il avait continué son métier de raconteur pendant l’Occupation et vendu des textes à des revues passées sous le joug nazi. Après coup, éthiquement, ce choix s’était révélé difficilement justifiable. Rassemblant ses contradictions, ses doutes, les jugements moraux post-Libération et quelques convictions, il a imaginé La neige était sale, une histoire grave et désespérée marquée au fer chaud par le courant philosophique du moment : l’existentialisme. Touchant un nerf à vif, le livre fut un succès énorme et renforça encore davantage l’importance de l’écrivain dans le paysage littéraire.

Face à une réalité trop grande à appréhender, Frank est seul, totalement isolé. Où est le bien ? Où est le mal ? L’action individuelle est-elle utile ou simplement possible ? Le récit tendu et sans concession décrit, page après page, la dérive auto-destructrice du jeune héros alors qu’il multiplie les choix les plus malheureux. Arrivé au seuil de son ultime épreuve, il comprendra enfin ses égarements et son aveuglement. Il est alors trop tard, mais la leçon portera, même si c’est pour à peine quelques heures.

Jean-Luc Fromental a réussi la gageure d’extraire et de redécouper la substantifique moelle de l’ouvrage, tandis qu’Yslaire la prend à bras le corps pour la recréer visuellement. Telle que voulu par Simenon, la ville européenne où se déroule ce drame est anonyme, ainsi que la nature des Occupants. Pourtant, tant le cadre que les forces en présence sonnent juste. Les pavés glissants, les privations, le marché noir, les gabardines vert-de-gris et la violence latente, ça pourrait être Paris, Bruxelles, Prague ou Budapest. Et puis, il y a les hommes et les femmes, tous des âmes aux regards vagues. La seule et unique préoccupation est l’instant présent et la survie. Peut-être, avec beaucoup de chance ou n’étant pas trop regardant sur les conséquences, un peu de chaleur et d’alcool pour oublier la réalité sera possible. Mise en scène au cordeau, subtil jeu entre dialogues et textes récitatifs, l’album dégage une authentique présence et se montre véritablement habité.

Nouveau tour de force de la collection «Simenon», La neige était sale est une lecture, certes sombre et lourde, mais ô combien profonde et provocatrice. Cette version BD, superbement réalisée et totalement fidèle au roman d’origine, permettra certainement à une nouvelle génération d’accéder à un texte majeur du XXe siècle.

Moyenne des chroniqueurs
7.7