Miroir de nos peines

E n 1940, quelque part dans Paris, un coup de feu retentit et une jeune femme s’enfuie nue dans la nuit. Recueillie et hospitalisée, elle est interrogée par un juge obtus, cynique et misogyne. Elle se nomme Louise Belmont, institutrice la semaine, serveuse le week-end à « La petite bohème ». C’est là qu’elle a servi pendant des années un homme mûr, le docteur Thirion. Un jour, celui-ci lui a proposé de la payer pour la voir nue ; elle a refusé. Il a insisté, elle a accepté. Dans une chambre de l’hôtel d’Aragon, elle se déshabille et Thirion se tire une balle dans la tête. Pendant ce temps, sur la Ligne Maginot, le sergent-chef Gabriel et ses hommes appréhendent d’éventuelles attaques chimiques allemandes. Il subit les méfaits et les mauvais traitements de Raoul Landrade, toujours à la recherche d’une escroquerie à monter, d’un vol à réaliser. Simultanément, un certain Désiré Mignard est recruté au Ministère de la Propagande pour mettre en œuvre la désinformation de l’opinion publique et la manipulation des Français et Françaises. Cet individu, au patronyme changeant, est connu comme escroc et activement recherché, à ce titre, par le 36 Quai des Orfèvres. C’est aussi Fernand, garde mobile, qui détourne une partie des liquidités promises aux flammes, pour qu’elles ne tombent pas aux mains ennemies.

Entre 2013 et 2020, Pierre Lemaître publie la trilogie Les Enfants du désastre. Après en avoir adapté les deux premiers volumes (Au revoir là-haut en 2015 et Couleur de l’incendie en 2020), Christian De Metter (Emma, Figurec) met en image le dernier, Miroir de nos peines. Lemaître et De Metter se retrouvent dans le projet d’exposer une autre histoire, de fouiller dans les interstices des versions officielles, de ramener des drames nationaux à des tragédies personnelles et intimes. La guerre n’est ici qu’un arrière-plan verbalisé avec plus ou moins de précision par les protagonistes ; pas de champs de batailles et peu de confrontation directe, comme chez Tardi. Les personnages fuient ou se cachent, se retrouvent noyés dans la multitude d’un régiment ou la foule des civils qui s’étend sur les routes. Dans ces coulisses et ces zones d’ombre évoluent des hommes et des femmes dont les démons sont secoués ou exacerbés par le contexte du chaos environnant. Ils parviennent à redéfinir les fondamentaux de la nature humaine à partir de l’écume qui se détache de situations désespérées. Au fond, il ne s’agit ici que de survivre, de trouver de l’eau, de la nourriture, de quoi se soigner, d’échapper aux raids des Stukas. Les gens se quittent, se perdent et font des rencontres ; les enfants sont abandonnés, parfois recueillis. Les fils des destins s’emmêlent.
L’adresse, voire la virtuosité, de Christian De Metter n’est plus à défendre. Elle se met ici au service de visages finement ciselés, le dessinateur parvenant à saisir des rictus fugaces, des émotions vainement cachées. Les couleurs s’attachent à poser des paysages ruraux ou urbains, desquels les gris et la tristesse ne sont jamais très éloignés, heureusement contrebalancés par le charme de Louise. Celles et ceux qui sont sensibles aux travaux de Gibrat (Mattéo, Le Vol du corbeau) ou Maël (Notre Mère La Guerre) devraient entrer dans ce Miroir de nos peines.

Moyenne des chroniqueurs
7.0