La Callas et Pasolini, un amour impossible

R ome, septembre 1969. L’armateur milliardaire Aristote Onassis donne une somptueuse réception, où s'ébat le gotha industriel et artistique. Sa compagne n’y assiste pas. Elle est un étage plus bas, regardant un film à la télévision, fascinée par le visage d’Ingrid Bergman immortalisé par Roberto Rossellini. C’est une femme blessée et abandonnée. Quelques mois plus tôt, son richissime amant a annoncé se marier avec Jackie Kennedy. Laissant l’écran et l'actrice suédoise, elle fait une apparition au milieu du champagne, de la musique et des regards qui oscillent entre compassion et admiration. Maria, dite La Callas, retrouve Richard Burton et Elizabeth Taylor, couple légendaire mais rongé par les tabloïds et l’alcool. La cantatrice cherche son nouvel ami, Pier Paolo Pasolini, poète, écrivain et cinéaste, qui est entré depuis peu dans sa vie. Il vient de se faire éconduire par son amant, Ninetto Davoli, qui lui annonce son prochain mariage. Pier Paolo arrive chez Onassis ; les deux délaissés quittent les agapes et se perdent dans la nuit romaine. Deux solitudes se reconnaissent et s’unissent. Ils s’avouent leur amour devant le mur d’Aurélien, recouvert d’ex-voto, de la Viale del Policlinico.

On ne présente plus le scénariste Jean Dufaux (La Complainte des landes perdues, Djinn ou Murena), à l’œuvre pléthorique et toujours de qualité. Il n’en est pas de même de Sara Briotti, jeune dessinatrice italienne, dont La Callas et Pasolini, un amour impossible est la première contribution au neuvième art. Il convient d’abord de souligner le flair et l’audace de Dupuis et de Dufaux d’avoir déniché et sollicité cette artiste. Son trait est un régal pour les yeux. À la fois réaliste et expressionniste, chargé d’une culture du genre et personnel à la fois, il emplit avec élégance et profondeur chaque page. Un soin particulier est apporté aux paysages urbains, sans que les visages, corps et accessoires ne soient pour autant négligés. Rome, New York et Rio De Janeiro bénéficient ainsi d’une mise en image baroque, mais dosée et stimulante. Grâce au remarquable travail de la coloriste Alice Scimia, des demeures émergent des ténèbres urbaines, des visages rayonnent au cœur de la misère, l’art est célébré à chaque planche.

Après son Pasolini de 1993, Jean Dufaux revient vers cette figure majeure de l’art italien du 20è siècle, pétri de contradictions, donc foncièrement humain : ancien communiste devenu richissime, homosexuel épris de La Callas, poète aspirant à l’intimité des êtres et des choses, cependant constamment sous les feux de la célébrité. Simultanément, c’est une Maria loin des clichés des stars qui prend vie : elle est révérée mais délaissée, entourée, pourtant seule, meurtrie par une enfance faite de labeur incessant. Les hommes aussi, qui l’ont trahie, sauf Pasolini, car ils vécurent un amour impossible, donc à l’intensité intacte. Ces frustrations, ces épiphanies, ces émotions irriguent ce formidable album, qui entremêle les échecs, les bonheurs, les démons et la recherche du Beau.

Moyenne des chroniqueurs
9.0